« Les anagrammes-dessins consignés au sein du livre : Hexentexte et Oracles et spectacles d’Unica Zürn »

Avr 25, 2016

Présentation de la section « Démarche collaborative et partage de la page au sein du Livre surréaliste » organisée par Andrea Oberhuber, dans le cadre du 5e Congrès de l’EAM (Université de Rennes, 1er – 3 juin 2016) :

Démarche collaborative et partage de la page au sein du Livre surréaliste

Section organisée par Andrea Oberhuber (Université de Montréal) dans le cadre du 5ᵉ Congrès de l’EAM (Rennes, 1ᵉʳ – 3 juin 2016)

La collaboration entre écrivains et artistes visuels mus par un projet commun donna lieu, dans l’entre-deux-guerres, à ce que l’on appelle généralement « Livre surréaliste » (H. Béhar, R. Riese Hubert, L. Lang). Depuis la quête d’un « Livre sur les peintres » imaginé en 1918 par Aragon, Breton et Soupault mais jamais réalisé – il s’agit de fait d’un livre fantôme –, l’idée de co-création, de faire dialoguer deux moyens d’expression différents se vit érigée en principe créateur de bon nombre de couples d’écrivains/artistes avant-gardistes, et ce bien au-delà des années 1920-30. Il suffit de penser à Facile d’Éluard et de Man Ray, à Aveux non avenus de Claude Cahun et Moore, à La Maison de la peur de Leonora Carrington et Max Ernst ou, dans le domaine belge, aux Naturels de l’esprit de Paul Colinet et Suzanne Van Damme.

En rupture avec la pratique de l’illustration propre aux éditions bibliophiliques du XIXe siècle, les avant-gardes historiques, notamment le Surréalisme, s’appliquèrent à repenser l’espace du livre en termes de collaboration et de dialogue intermédial. Le livre est alors perçu comme un lieu d’échange et d’expérimentation, comme un objet d’investigation de regards croisés : entre l’écrivain et l’artiste, entre les mots et les images ; il s’apparente à un « creuset » (Y. Peyré) où peuvent cohabiter, se croiser et se défier l’écriture et l’art selon diverses modalités de collusion et de collusion (E. Adamowicz). Ces nouvelles formes d’imbrication du textuel et du pictural, souvent sur la double page voire sur la même page, se situent en effet bien au-delà de la tradition du livre illustré cher aux siècles précédents. La pratique collaborative s’exprime de diverses manières : en partenariat selon l’éthique de l’amitié entre artistes dont l’aboutissement est une œuvre signée à deux ; ou en androgynie créatrice selon le principe du dédoublement de l’écrivain en artiste visuel, et vice versa.

Notre section se donne pour but de réfléchir sur la notion de partage (entre les créateurs, les arts et les médias, le livre et le lecteur) et d’explorer la diversité des rapports qu’entretiennent le textuel et le visuel dans l’objet livre avant-gardiste. La reconfiguration du médium livre soulève un certain nombre de questions auxquelles il s’agira de répondre : 1° De quelle nature est la collaboration entre auteur et artiste plasticien ; qui est à l’origine de la démarche collaborative, selon quel protocole de création ; et, concrètement, comment fonctionne la répartition des tâches ? 2° Par quels moyens analyser le dispositif texte/image ; comment lire ces œuvres hybrides ? 3° Qu’en est-il de l’ancienne division entre arts de la présentation (l’image) et ceux de la représentation (l’écriture) ; comment est gérée la frontière entre deux régimes de signification qui recourent à des langages différents ?

Alexandra Arvisais (Université de Montréal et Université Lille 3 ; doctorante), « Étrangeté photolittéraire : Le Cœur de Pic de Lise Deharme et Claude Cahun »

La déclaration d’André Breton, dans Le surréalisme et la peinture, prônant que les livres illustrés devraient délaisser le dessin pour la photographie, encourage une multiplication des formes du livre surréaliste. Les surréalistes qui favorisèrent ce média l’adaptèrent à leur esthétique en recourant à diverses techniques pour reproduire une vision du réel comportant une part d’onirique (Edwards, 2008). Ces ouvrages, qui appartiennent à ce qu’il est désormais convenu d’appeler, dans le domaine des rapports texte/image, la photolittérature, sont le plus souvent produits en collaboration entre un auteur et un photographe. Ainsi en est-il du Cœur de Pic (1937) de Lise Deharme et Claude Cahun, un livre de poèmes « pour les enfants » écrits par Deharme, parmi lesquels s’insèrent les tableaux photographiques de Cahun. La démarche commune des deux femmes explore les points de convergence et de divergence (Adamowicz, 2012) entre deux médias, écriture et photographie, dans la création d’un « livre d’images » qui tend les « pièges des belles histoires » (Éluard, préface de Cœur de Pic). Des planches photographiques qui hybrident réalité – qualité traditionnellement attribuée au médium photographique – et imagination, rehaussée par la mise en scène d’objets, se distille un parfum d’étrangeté, auquel se joint la douce irrationalité de l’enfance de Pic présentée dans les poèmes.

En convoquant des études propres à l’histoire de la photographie surréaliste (Krauss, Edwards, Ades), ainsi que les notions d’inquiétante étrangeté (Freud), d’effet de réel, de punctum et de spectralité de la photographie (Barthes), je m’interrogerai sur le jeu que Cœur de Pic entretient avec la frontière, à la fois celle de l’écrivaine et de l’artiste, celle du texte/image et celle de la réalité et de la mise en scène. Cette analyse des modalités collaboratives et médiatiques de l’œuvre de Deharme et Cahun permettra d’observer que le rapprochement de deux langages, poétique et photographique, suscite l’apparition de l’image-étincelle surréaliste (Breton, Manifeste du surréalisme).

Doris Eibl, (Université d’Innsbruck, maître de conférences), « Esthétique du partage et du diabolon : la collaboration interartistique de Paul Colinet et Suzanne van Damme dans Les Naturels de l’esprit »

La collaboration de Paul Colinet et de Suzanne van Damme autour des Naturels de l’esprit (1947) témoigne de la prédilection des poètes et peintres surréalistes à la fois pour la création d’espaces interartistiques et pour la mise en scène du livre comme objet artistique à part entière. L’esthétique du partage qui guida l’entreprise du poète et de l’artiste se lie, nous semble-t-il, au désir de sonder l’incertain qui émane de leur rencontre artistique et qui, au lieu de s’absorber dans une configuration synthétique, se pose en principe. L’esthétique du partage à laquelle souscrivent Paul Colinet et Suzanne van Damme étant aussi son contraire, c’est-à-dire une esthétique du « dés-accord », du diabolon et de la contingence, Les Naturels de l’esprit provoque chez le lisant/regardant l’expérience d’une multiplication de sens, une réception convulsive, si l’on veut, à laquelle adhère la promesse d’un savoir autre.

Notre communication se propose d’analyser l’étendue et la profondeur d’une collaboration qui s’articule par la coexistence, dans l’espace livresque, de dessins et de textes. Quelle est la qualité « dramatique » de cette coexistence ? Donnerait-elle naissance à un « entre-deux », c’est-à-dire à un espace qui va de soi à l’autre, d’un art à l’autre ? Ou s’agirait-il d’un montage purement esthétique, d’une concentration arbitraire d’éléments disparates, d’une constellation contingente ? Si dialogue il y a, il s’impose au sens d’une friction stimulante, ouvrant un nouvel espace signifiant sans cesse différé dont il s’agit de prendre la mesure artistique et biographique, individuelle et collective.

Laurence Perrigualt (Université de Nantes ; PRCE), « La poésie de l’avenir » : Grand bal du printemps, Charmes de Londres, d’Izis et Prévert

Le photographe Izis arrive en France en 1930 pour fuir les persécutions antisémites de sa Lituanie natale. Lorsque les nazis viennent occuper Paris, en 1940, Izis part se réfugier dans le Limousin, où il parvient à échapper aux rafles. À la Libération, Izis, qui a perdu une partie de sa famille, décimée par les nazis, rencontre les principaux acteurs du mouvement surréaliste et publie à la Guilde du livre le très poétique Paris des rêves, auquel participe notamment André Breton. Le mouvement surréaliste représente d’emblée pour Izis le temps d’avant la guerre, celui de la révolte, de la fête et de l’enfance. L’après-guerre, pour Izis, c’est toujours la guerre : elle ne passe pas – d’où son désir de faire renaître un temps où tout semblait encore avoir du sens.

C’est cette quête qui va inciter Izis à repenser sa manière de photographier et à enquêter sur la photographie développée dans les années trente, notamment par Brassaï et Kertesz. La rencontre avec Prévert va l’aider à exploiter certains motifs surréalistes dans les trois livres qu’ils réaliseront ensemble : Grand bal du printemps (1951), Charmes de Londres (1952), Le Cirque d’Izis (1965). L’interactivité imaginée dans ces livres entre la poésie et la photographie est alors véritablement novatrice : s’il était déjà arrivé qu’un poète et un photographe participent ensemble à la création d’un livre, ils ne faisaient que rarement dialoguer leur pratique, l’écriture se contentant le plus souvent de justifier la publication d’un ensemble de photographies. Ce n’est plus le cas dans les collaborations Prévert / Izis, qui réfléchissent ensemble à la manière de nouer une relation intime entre le texte et l’image – relation qui fut saluée par Charlie Chaplin au début des années cinquante : « La combinaison photographie / poème crée une émotion au-delà de toute parole ; il me paraît que c’est dans ce style que repose la poésie de l’avenir, la photographie faisant le contrepoint des poèmes et quelque chose de plus. »

Andrea Oberhuber (Université de Montréal ; professeure), « Les anagrammes-dessins consignés au sein du livre : Hexentexte et Oracles et spectacles d’Unica Zürn »

« La recherche d’anagrammes est parmi ses occupations celle où elle apporte le plus de passion », note la narratrice de L’Homme-Jasmin, récit rétrospectif à la troisième personne. L’écriture et le dessin sont les deux moyens d’expression privilégiés par l’auteure-artiste allemande, notamment à partir de son émigration à Paris en 1953 qui inaugure une période faste (quoique perturbée et perturbante) de collaboration entre Unica Zürn et l’artiste plasticien Hans Bellmer. L’investissement de formes textuelles et picturales diverses souscrit durant les années parisiennes à l’esthétique d’un « surréalisme affolant » (M. Delvaux), friand d’états limites et de convulsion. Écrire et dessiner sous l’influence des valeurs surréalistes permettent à Zürn de donner forme à ses rêves et hallucinations, à ses fantasmes et visions angoissantes : grâce au dessin « automatique » et à la conception  de cahiers, d’albums, de partitions peintes et, surtout, de livres surréalistes, l’auteure-artiste consigne au sein d’une même œuvre, sur la surface de la même page voire de la double page, son rapport obsessionnel aux lettres de l’alphabet et au trait de la plume trempée dans l’encre noire ou rouge.

Si la recherche a fréquemment expliqué le travail de Zürn comme une réponse à la quête effrénée d’un corps parfaitement anagrammatique par Bellmer, je me propose de montrer que la création de livres hybrides, comme dans le cas de Hexentexte (1954) et d’Oracles et spectacles (1967), est l’occasion de prolonger voire de perfectionner les expériences de son Pygmalion et fidèle collaborateur. Dans les deux œuvres, Unica Zürn fait preuve d’androgynie créatrice en configurant l’espace du livre de manière double, entre le texte et l’image, tout en accueillant la parole d’autres collaborateurs, de Bellmer dans les deux cas, de l’éditeur Georges Visat et de Patrick Waldberg dans celui d’Oracles et spectacles. Il s’agira de s’intéresser à la conception du dispositif texte/image des exemples à l’étude, ainsi qu’à la démarche collaborative et au dialogue entre les différentes voix qui président à la création de véritables livres-objets chers à l’esthétique avant-gardiste.