Belen, La Reine des Sabbats, illustrations de Le Maréchal, Paris, Losfeld, 1960.

La Reine des Sabbats, de la terreur à l’humour

Par Andrea Oberhuber & Caroline Hogue

Présentation matérielle du recueil

En 1960, le recueil très brefs récits (seraient-ce des poèmes en prose ?) La Reine des Sabbats paraît aux éditions Le Terrain Vague d’Eric Losfeld, six ans avant d’être presque intégralement recyclé dans Le Réservoir des sens, auquel l’auteure ajoute alors d’autres textes. Seuls « Le retour de l’enfant prodige » et « De Vampyris Illustribus Urbis Beleni » sont laissés de côté dans la « reprise » des textes en 1966. Les trente-deux pages de La Reine des Sabbats réunissent cinq récits et six images hors texte reproduites en noir et blanc. Les textes sont imprimés sur un papier cartonné blanc cassé, alors que le papier glacé est réservé au support des images. Dans l’édition originale du livre, la première de couverture arbore la deuxième image du recueil, au-dessus de laquelle trône le pseudonyme de Nelly Kaplan, Belen. À droite de l’image, à la verticale, le titre du livre est écrit en lettres mauves et le nom de l’illustrateur, Maréchal, en noir. L’éditeur est indiqué tout au bas de la page. Les rabats de la couverture affichent d’autres œuvres publiées chez Eric Losfeld, et d’autres titres de la collection « Second Degré » garnissent la quatrième de couverture. Sur la page qui suit le faux-titre, on retrouve les noms des œuvres de la même auteure : La Géométrie dans les Spasmes (1959) et «… et délivrez-nous du Mâle », titre à paraître. Le péritexte de La Reine des Sabbats accumule les références à d’autres œuvres, plaçant le livre dans un rapport de filiation avec la bibliothèque surréaliste et anticipant la réunion des trois plaquettes de Belen en un seul livre. Sur la quatrième de couverture, un énoncé répété à six reprises annonce (ou résume) le ton du livre : « De l’humour à la Terreur ». La typographie mauve, couleur traditionnellement associée à la sorcellerie, évoque l’univers ésotérique, ou la pigmentation violacée d’un corps étouffé, dont le visage est « déformé par un rictus d’horreur, tout violet1Belen, La Reine des Sabbats, illustrations de Le Maréchal, Paris, Eric Losfeld, 1960, n. p. ».

La disposition des images dans La Reine des Sabbats – livre qui échappe à la continuité de la pagination – défie toute régularité. Tantôt sur la page de droite, tantôt sur celle de gauche, tantôt disposées de part et d’autre du pli de la page, les illustrations de J. Le Maréchal semblent éparpillées dans le livre au gré du hasard (objectif). Les textes et les images ne fonctionnent pas en autant de diptyques singuliers, mais plutôt comme un tout (plus ou moins) cohérent, cimenté par la cohésion du pictural.

Les collaborateurs

En 1960, le mystère autour du pseudonyme Belen n’est pas encore dissout. En 1966, sur les rabats du livre Le Réservoir des sens, André Pieyre de Mandiargues se souvient de la perplexité dans laquelle le plongeait cet auteur énigmatique et invisible au moment de la parution de La Reine des Sabbats2Belen, Le Réservoir des sens, illustrations d’André Masson, Paris, La Jeune Parque, 1966.. Née en Argentine, la rencontre de Nelly Kaplan avec les surréalistes à Paris constitue un jalon essentiel de son cheminement artistique3Pour plus de détails, voir le synopsis du Réservoir des sens : <https://lisaf.org/project/belen-reservoir-sens/>..

Le nom qui accompagne celui de Belen sur la couverture de La Reine des Sabbats est, lui aussi, un pseudonyme. Jacques Moreau adopte le nom Jacques Le Maréchal pour signer son œuvre picturale, associée à l’art visionnaire. Né en 1928 à Paris, Le Maréchal s’intéresse à la poésie avant de commencer à peindre en 1952. Bien que reconnu comme peintre et comme dessinateur, sa curiosité pour la poésie se poursuit dans le cadre du projet de livre collaboratif avec Belen. Le caractère solitaire du peintre et son absence sur la scène publique lui valent une réputation d’artiste reclus et un appareil critique restreint4Michel Random, L’art visionnaire, Paris, Fernand Nathan, 1979, p. 89.. Se dissociant de toute communauté, il n’a jamais fait partie du groupe surréaliste, malgré les commentaires élogieux de Breton à son égard : « Il est le seul qui sache que les visions sont une gaze encore, derrière laquelle se tapissent d’autres gazes à visions, et ainsi de suite5Idem.. » Le Maréchal et les surréalistes partagent l’idée de la perception trompeuse et la volonté de mettre à bas le règne de la rationalité. Dans Le Réservoir des sens, Mandiargues note la parenté étymologique de Belen avec la divinité celtique Belenus. Dieu solaire, la figure mythique appelle à la connaissance, aux prophéties et aux cérémonies cultuelles, matières sans cesse travaillées par les artistes visionnaires. Belen et Le Maréchal sont tous deux fascinés par l’ésotérisme, au fondement de l’esthétique et de la poétique de La Reine des Sabbats.

Une œuvre surréaliste : humour et détournement des grands récits

Avant même d’entamer la lecture-spectature de La Reine des Sabbats, l’héritage culturel surréaliste est convoqué par le biais du péritexte. L’inscription des noms de Benjamin Péret, de Lise Deharme et de Francis Picabia à même le livre de Belen fonde une communauté rassemblée autour de l’éditeur Eric Losfeld. Belen, dont l’œuvre littéraire n’est alors qu’embryonnaire, se taille déjà une place parmi les grands surréalistes. Bien que l’auteure ait toujours entretenu un rapport ambigu, nuancé, pour ne pas dire contestataire avec le groupe, Stella Béhar affirme qu’« au surréalisme, Belen emprunte ironie, humour noir, anticléricalisme, irrévérence6Stella Behar, « L’écriture surréaliste de Nelly Kaplan », dans Katharine Conley et Georgiana M. M. Colvile (dir.), La femme s’entête : la part du féminin dans le surréalisme, Paris, Lachenal et Ritter, 1998, p. 279.  ». En effet, c’est avec une ironie acerbe que Nelly Kaplan s’en prend à tous les dogmes et à tous les modèles, incluant les figures privilégiées par les surréalistes.

Dans Le Réservoir des sens, Belen s’en prend violemment à la religion en tant que doctrine dictatrice de la morale. Dans La Reine des Sabbats, l’auteure se plaît à déconstruire, une à une, les figures mythiques de la tradition judéo-chrétienne : vampires, spectres, sorcières, chats noirs, prophètes… personne n’est épargné. Dans Mémoire d’une liseuse de draps, Belen construit « un jeu de références intertextuelles par lequel [elle] revisite la culture canonique de l’Occident, faisant preuve d’un sens érudit de la citation détournée7Andrea Oberhuber, « Configurations “autographiques” dans les Mémoires d’une liseuse de draps de Belen/Nelly Kaplan, ou comment déclencher le fou rire », dans Sascha Bru et al. (dir.), Europa ! Europa ? The Avant-Garde, Modernism and the Fate of a Continent, Berlin et New York, Walter de Gruyter, 2009, p. 374.  ». Les propos d’Andrea Oberhuber s’accordent également avec La Reine des Sabbats : l’auteure y fait état d’une grande connaissance des mythes qu’elle bombarde. Ingénieuse pointe à l’égard de l’éducation française, le texte « De Vampyris Illustribus Urbis Beleni » fait référence à un manuel de langue latine écrit par l’abbé Lhomond, De viris illustribus urbis Romae (Des hommes illustres de la ville de Rome). De même manière, Belen entame les canons de la civilisation occidentale dans « Aimez-vous les uns sur les autres », parodie de la parole biblique. Dans le système des valeurs belenien, aucune autorité n’a préséance sur les autres : Dieu, les empereurs romains et l’éducation ne priment pas sur les chats, les sorcières ou les extraterrestres. Dans « ce brassage de légendes et de mythes8Stella Béhar, loc. cit., p. 278.  », Belen récupère tout ce qui lui tombe sous la plume. Ainsi, l’auteure transforme la malchance contenue dans « le regard des chats9Belen, La Reine des Sabbats, op. cit., n. p. » et exploite la terreur associée à l’imagerie des sorcières en invoquant « l’incandescence laissée par les bûchers dans leurs sourires10Ibid., n. p. ». Dans un même élan, l’écriture troublante de Belen réconcilie le mythe et sa destruction.

Pour Belen, seul l’humour permet d’ébranler la constance de ces mythes de marbre. Stella Béhar affirme que « le mérite, la profonde originalité des textes de Nelly Kaplan/Belen est de ne point s’embarrasser de quelconques principes bien pensants qui restituent les tabous dans une autre sphère d’interdits et de silences, mais de proposer par le rire leur perpétuelle érosion11Stella Béhar, loc. cit., p. 289 ». C’est d’ailleurs en ces termes que s’expriment les sorcières de Belen : « nous jonglons avec les interdits jusqu’aux limites sans cesse reculées de nos hantises12Belen, La Reine des Sabbats, op. cit., n. p.. » Le frottement entre la « terreur » et l’« humour », entre le sérieux et le ridicule, entre l’insolite et le quotidien produit les flammèches tant attendues par Belen, fille du dieu solaire. Le rire et le jeu, principes mis en valeur par les surréalistes, deviennent le contrepoint nécessaire pour aborder de biais la solennité des mythes fondateurs de notre héritage culturel.

Diversité des rapports texte/image : de la compatibilité à l’arrière-plan

Si la poétique de Belen est orientée vers l’humour et mue par la volonté de faire rire (souvent le rire est jaune, l’humour est toujours noir), les images de Maréchal appellent au plus grand sérieux. Les inquiétantes forêts touffues de Maréchal, représentées en diverses teintes de gris, contrastent avec l’humour des textes. Denis-Louis Colaux écrit, à propos de l’œuvre de Belen : « On frémit, on s’émeut, on rit. Ce qui ressort de l’ouvrage, c’est l’effarante et subversive aptitude de l’artiste à harmoniser la farce et la poésie, la densité poétique et la légèreté, le sacré et le profane13Denys-Louis Colaux, « Les forces libératrices de la subversion. Marie, Belen, Néa », dans Mireille Calle-Gruber et Pascale Risterucci (dir.), Nelly Kaplan : le verbe et la lumière, Paris, L’Harmattan, coll. « Trait d’union », 2004, p. 177. . » Dans La Reine des Sabbats, les images participent certainement à nourrir la poésie, la densité et le sacré de l’œuvre. L’atmosphère des images fait frémir, puis la tension dramatique est libérée par l’humour grinçant des textes. L’inquiétant mystère des images éclate par la force des mots. La quatrième de couverture promet une chute « de l’humour à la terreur14Belen, loc. cit. » ; le lecteur-spectateur de La Reine des Sabbats est plutôt propulsé dans une trajectoire inverse, de la terreur à l’humour, du frémissement au rire.

Les dessins de Maréchal présentent tous un dense assemblage d’éléments naturels : feuilles, arbres, fleurs, insectes, etc. La deuxième image (reprise sur la page couverture) se distingue des autres par la présence d’un personnage. Une double page montrant deux images suit le premier poème, qui donne son titre au recueil. Sur la page de droite, on reconnaît une forme humaine, les bras déployés en croix, comme une sorcière sur le bûcher. Au-dessus de sa tête, des volutes de fumée et des étoiles, emblèmes enfantins des flammes, partent dans tous les sens. Dans ce cas-ci, le rapport qui unit l’image et le texte respecte presque l’engagement inscrit sur la page couverture : l’illustration. Le poème « La Reine des Sabbats » et le deuxième dessin de Maréchal s’inscrivent dans la tradition du livre illustré, en quête de l’« harmonie du texte et de l’image dans une sorte de respect mutuel15Michel Melot, L’illustration : histoire d’un art, Paris, Éditions d’art Albert Skira, 1984, p. 207.  ».

Le rapport entre les autres images et les textes de Belen s’éloigne diamétralement de l’illustration. Ensemble, par la force de l’accumulation, les dessins confèrent une atmosphère inquiétante au livre. Jacques Le Maréchal, à propos de son œuvre picturale, écrit : « Si quelques visions où l’apocalypse sévit, non par le feu, mais par la pétrification d’architectures fantastiques envahies de lichen, peuvent passer pour des prophéties pessimistes, l’espace fluide et lacté dans lequel se mêlent des machines à kermesse et des êtres à viscosité charnelle, transforme le cauchemar en fête16Adam Biro et René Passeron, Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 243. . » La fête qui prendrait place à l’intérieur du cadre des images dans La Reine des Sabbats tiendrait de la messe noire. Les images deviennent les décors du théâtre où se jouent les cérémonies nocturnes, les défilés d’étranges créatures et le sabbat rituel des sorcières. Dans La Reine des Sabbats, l’avènement du pictural induit une pause dans la lecture, invitant le lecteur-spectateur à plonger au creux de la profondeur du paysage. Si le textuel est empreint d’un faible coefficient de picturalité, « l’image donne au texte l’harmonie de ses couleurs et sa gamme de tons17Liliane Louvel, « Le tiers pictural : l’événement entre-deux », dans Jean-Pierre Montier (dir.), À l’œil. Des interférences textes/images en littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2007, p. 232.  », telle une toile de fond prête à accueillir les personnages des poèmes en prose. Dans L’art visionnaire, Michel Random écrit que « celui qui sait, l’initié, peut lire les signes et pénétrer les arcanes cachés, mieux, découvrir à l’intérieur de la forêt une autre forêt plus secrète et plus cachée18Michel Random, op. cit., p. 97.  ». La forêt des visionnaires est le lieu de la découverte infinie, où chaque passage en cache un autre. Le pictural suggère une piste de lecture, proposant au spectateur de lire les textes comme il avancerait dans la forêt : lentement, attentivement, en observant ce qui se cache derrière les feuillages.

Références bibliographiques

Corpus primaire

  • Belen, La Reine des Sabbats, illustrations de Le Maréchal, Paris, Eric Losfeld, 1960.
  • Belen, Le Réservoir des sens, illustrations d’André Masson, Paris, La Jeune Parque, 1966.

Corpus critique

  • Behar, Stella, « L’écriture surréaliste de Nelly Kaplan », dans Katharine Conley et Georgiana M.-M. Colvile (dir.), La femme s’entête : la part du féminin dans le surréalisme, Paris, Lachenal et Ritter, 1998.
  • Biro, Adam et René Passeron, Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, Paris, Presses Universitaires de France, 1982.
  • Calle-Gruber, Mireille, « Les yeux de la langue, l’oreille des images de Nelly Kaplan. Et quoi de l’érotique ? », dans Guillaume Bridet et Anne Tomiche (dir.), « Genres et avant-gardes », Itinéraires, no 1, 2012, p. 161-172.
  • Calle-Gruber, Mireille et Pascale Risterucci (dir.), Nelly Kaplan : le verbe et la lumière, Paris, L’Harmattan, coll. « Trait d’union », 2004.
  • Colaux, Denys-Louis, Nelly Kaplan : portrait d’une flibustière, Paris, Dreamland Éditeur, 2002.
  • Louvel, Liliane, « Le tiers pictural : l’événement entre-deux », dans Jean-Pierre Montier (dir.), À l’œil. Des interférences textes/images en littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2007, p. 223-243.
  • Melot, Michel, L’illustration : histoire d’un art, Paris, Éditions d’art Albert Skira, 1984, p. 207.
  • Oberhuber, Andrea, « Configurations “autographiques” dans les Mémoires d’une liseuse de draps de Belen/Nelly Kaplan, ou comment déclencher le fou rire », dans Sascha Bru et al. (dir.), Europa ! Europa ? The Avant-Garde, Modernism and the Fate of a Continent, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 2009, p. 373-387.
  • Random, Michel, L’art visionnaire, Paris, Fernand Nathan, 1979.
  • Sabourin, Geneviève, Ce ne sont que des corps suivi de L’idéal de l’androgynie dans Le Réservoir des sens de Nelly Kaplan, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2014.