Le Brun, Annie, Tout près, les nomades, illustrations de Toyen, Paris, Éditions Maintenant, 1972.

Tout près, les nomades : parcourirs les corps

Par Caroline Hogue

Une anthropologie des l’intime

Fig. 1 C’est en 1972 que paraît Tout près, les nomades1Annie Le Brun, Tout près, les nomades, avec une pointe sèche de Toyen, Paris, Éditions Maintenant, 1972, non paginé., un recueil de poésie en prose qui flirte avec la forme essayistique, type d’écriture vers lequel tendra Annie Le Brun à partir de la fin des années 1970. Imprimées sur du papier Ingres, un support poreux souvent utilisé par les dessinateurs, les 19 pages et la couverture de cette plaquette mesurant 25 cm sur 17 cm arborent un vert jaunâtre. Cette attention accordée à la couleur rappelle le rose des pages de Sur le champ, publié cinq ans plus tôt2Voir l’analyse de Fannie Morin et Caroline Hogue, « Cerner le désir infiniment : Sur le champ d’Annie Le Brun et Toyen », <https://lisaf.org/project/le-brun-annie-sur-le-champ/>, page consultée le 1er septembre 2018.. En haut de la page couverture apparaît le nom d’Annie Le Brun, alors que celui de sa collaboratrice, l’artiste tchèque Toyen, n’est indiqué que sur la gravure qui accompagne le livre (75 exemplaires incluent la gravure en noir et blanc et 25, en couleur). Le titre du livre surmonte une pointe sèche représentant une créature hybride monstrueuse, telle une gargouille au seuil du texte, la même qui ornera la page couverture d’Annulaire de lune et de plusieurs autres titres publiés aux Éditions Maintenant. Tout au bas de la couverture figurent le nom de la maison, le lieu ainsi que la date de publication – Éditions Maintenant, Paris, 1972 (Fig. 1).

Tout près, les nomades est constitué de onze courts chapitres – faisant entre une et deux pages chacun – introduits par des titres, en lettres majuscules, qui rappellent les rubriques d’un ouvrage documentaire sur une tribu exotique ou un peuple étranger : « De la mode », « De l’habitat », « Du pillage », « Des travaux et des jours », « De la cueillette », « De la chasse », « Du commerce », « Des fêtes », « Des rites », « Des mythes » et « Conclusions hâtives ». La courte introduction, qui précède les onze chapitres, balise la lecture du livre. C’est d’une anthropologie de l’intime dont il sera question, alors que le « je » de l’incipit s’élargit afin d’accueillir une communauté désignée par un « nous » répété à outrance : « Nous, qui avons tellement d’espace et peu de temps, nous nous ferons nomades. » Le sujet, se multipliant, glissant entre l’individuel et le collectif, s’approprie l’espace dans un mouvement d’errance nomadique.

Bien que la plume d’Annie Le Brun soit singulière, parfois cryptique, le corps du texte obéit aux conventions livresques : l’écriture occupe les pages du livre de manière homogène et linéaire, sans être interrompue par des images ou des blancs typographiques. La facture prosaïque de la disposition cède tout de même, à quelques reprises, sous la charge poétique de Le Brun, laissant l’espace à de courts passages versifiés. Une seule occurrence contrevient à la régularité typographique des mots, alors que les majuscules saillent : « la nudité qui REGARDE ce qui est sur le point d’être dénudé. » L’importance du regard et de sa dynamique chiasmatique, rappelant l’horizon phénoménologique3Pensons à Ce que nous voyons, ce qui nous regarde de Georges Didi-Huberman, Paris, Minuit, 1992. , est d’autant plus signifiante dans un livre où texte et image se répondent.

Une collaboration (post)surréaliste

Publié en 1972, Tout près, les nomades se clôt pourtant avec l’indication « Zagreb-Paris, décembre 1969 », année de dissolution officielle du mouvement surréaliste. Cette précision temporelle situe chronologiquement l’œuvre de Le Brun et Toyen à cheval entre la période surréaliste et ce qu’il en reste, en marquant le caractère inclassable. C’est également en 1972 que la poète cofonde, avec Radovan Ivšić et Toyen, entre autres, les Éditions Maintenant, en réponse aux orientations très politiques des héritiers du surréalisme, rassemblés notamment autour de la revue Coupure4Frédéric Aribit, « Du peu de réalité au trop de réalité : Annie Le Brun, une éthique de l’écart absolu », mémoire de DEA dirigé par Jean-Yves Pouilloux, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2002, p. 13.. Jusqu’en 1977, année de parution de la dernière collaboration entre les deux créatrices, les Éditions Maintenant seront le creuset de plusieurs collaborations entre artistes visuels et poètes. La collaboration réitérée entre Annie Le Brun et Toyen5Voir, à ce sujet, les analyses de Sur le champ et d’Annulaire de lune sur le site <https://lisaf.org>. décline une préoccupation commune pour le corps – principalement féminin – réifié par les poètes, peintres et photographes surréalistes des années 1920-30 et évacué des discours de leurs successeurs. En effet, les Éditions Maintenant sont nées d’une volonté de rendre au corps la place qui lui revient ; selon Annie Lebrun, les critiques de la première revue postsurréaliste « négligeaient trop […] le corps et la sensibilité6Entretien avec Annie Le Brun, « La mauvaise conscience du sensible », X-Alta, no 5, octobre 2001, p. 9.  ». En ce sens, Tout près, les nomades s’inscrit tout à fait dans le projet porté par la petite maison d’édition, mettant en jeu la conquête, au sens premier du terme, d’un corps-territoire androgyne.

De la femme-fleur au « corps-cosmos »

Si Sur le champ mise sur l’urgence induite par le désir et que les Éditions Maintenant évoquent l’immédiateté, reconfigurant la temporalité selon le paradigme de l’intime, Tout près, les nomades s’attèle plutôt à pulvériser l’espace. Les nomades, ces personnages à la fois masculins et féminins, individuels et collectifs – parfois « ils », parfois « elles », parfois « je », parfois « nous » – ont le pouvoir, par leurs corps qui se meuvent, de taillader l’espace : « l’avancée des nomades fracassait les cartilages de l’espace », « les pieds des nomades déchirent le papier de la marche » et « les nomades sont de grands ciseaux qui déshabillent l’espace ». Une fois l’espace disloqué, c’est un mouvement télescopique de va-et-vient entre l’infiniment grand et l’infime qui régit le parcours du lecteur à travers les onze chapitres du livre. Le territoire devient corps et les nomades continuent d’y marcher, puisque « le corps est plus étendu qu’on a coutume de le supposer ». Le lecteur est happé par ce vertige spatial qui superpose l’horizon et les abords du corps.

Les artistes surréalistes ont souvent assimilé le corps féminin à la Nature, faisant de la femme un avatar de la fleur, de la plante, de la mer ou des saisons7Voir Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité, Paris, Gallimard, 1979 [1971].. Or, dans Tout près, les nomades, ce sont les femmes qui parcourent et explorent leur propre corps devenu cosmos. Fig. 2Chez Annie Le Brun et Toyen, le corps est « un carrefour où se rencontrent le moi, le monde et les mots8Michel Collot, Le corps cosmos, Bruxelles, La lettre volée, 2008, p. 10. », comme en fait état la pointe sèche de Toyen : d’une sphère émergent deux paires de lèvres – à la fois bouches et sexes –, une tige au bout de laquelle naît un bouton de fleur et une chauve-souris, animal totem de Toyen. Dans la version en couleurs de la gravure (fig. 2), que le lecteur-spectateur peut manipuler indépendamment du livre, des teintes rosées et orangées, rappelant la chair, colorent les lèvres et une portion de la sphère. Cette planète ornée d’attributs corporels fait conjuguer l’immensité sidérale et la cavité de l’intime, donnant à voir le corps-cosmos que parcourent les nomades. Tout comme l’espace, le corps est, lui aussi, soumis à une opération de découpage qui en isole les parties. L’errance des nomades est parsemée de « grappes de seins roux », de « pénis parfumés à l’eau de lavande », de « rondes-bosses du sang séché sous les papilles », de « bruissements d’aube des poils pubiens », de « la saveur sucrée des ongles » et de la « paille fraîche d’une cheville », comme si toute expérience sensorielle, ressentie par le corps, était aussi provoquée par des morceaux de corps.

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La pointe sèche de Toyen propose, en quelque sorte, une topographie de cet espace élastique décrit par Annie Le Brun, lieu de l’exploration infinie du corps.

Références bibliographiques

Corpus primaire

  • Le Brun, Annie, Tout près, les nomades, avec une pointe sèche de Toyen, Paris, Éditions Maintenant, 1972.

Corpus critique

  • Aribit, Frédéric, « Du peu de réalité au trop de réalité : Annie Le Brun, une éthique de l’écart absolu », mémoire de DEA dirigé par Jean-Yves Pouilloux, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2002.
  • Collot, Michel, Le corps cosmos, Bruxelles, La lettre volée, 2008, p. 10.
  • Didi-Huberman, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992.
  • Entretien avec Annie Le Brun, « La mauvaise conscience du sensible », X-Alta, no 5, octobre 2001, p. 9-18.
  • Gagnon Chainey, Benjamin et Karianne Trudeau Beaunoyer, « Prendre la parole, se parer du langage : « beauté convulsive » et « insurrection lyrique » dans Annulaire de lune, <https://lisaf.org/project/brun-annie-annulaire-de-lune/>, page consultée le 30 septembre 2018.
  • Gauthier, Xavière, Surréalisme et sexualité, Paris, Gallimard, 1979 [1971].
  • Matthews, J. H., « Surrealism in the Sixties », Contemporary Literature, vol. 11, no 2, printemps 1970, p. 226-242.
  • Morin, Fannie et Caroline Hogue, « Cerner le désir infiniment : Sur le champ d’Annie Le Brun et Toyen », <https://lisaf.org/project/le-brun-annie-sur-le-champ/>, page consultée le 1er septembre 2018.
  • Riese Hubert, Renée, « Annie Le Brun et Toyen, l’illustrateur des livres de Annie Le Brun », Obliques, nos 14-15, 1977, p. 174.