Sage, Kay, Demain Monsieur Silber, illustrations de Jean Dubuffet, Paris, Seghers, 1957.

Demain, temps du deuil impossible : Demain, Monsieur Silber

Par Caroline Hogue

Matérialité du livre

En 1957, Kay Sage choisit les éditions Seghers, spécialisées en poésie, pour la parution de son premier recueil en français, Demain, Monsieur Silber. Le titre du livre, reproduit en lettres rouges justifiées à droite, est aussi intrigant que le motif qui en orne la couverture. Un réseau de traits gris s’étend sur un fond beige, de la première à la quatrième de couverture, rappelant les lignes d’une main ou les crevasses qui sillonnent une terre aride. Bien que l’identité de l’image ne soit jamais confirmée, le dernier poème du recueil sème le germe d’une réponse lorsque le sujet poétique se demande en quoi la rose est plus belle que « les vieux pavés1Kay Sage, Demain Monsieur Silber, frontispice de Jean Dubuffet, Paris, Seghers, 1957, p. 65. ». L’image qui recouvre le livre pourrait représenter un pavé usé par le passage du temps, préoccupation centrale dans Demain, Monsieur Silber. Seuls le nom de Kay Sage et le nom de l’éditeur apparaissent sur la première de couverture, en lettres noires. L’édition originale de l’œuvre a été tirée en 500 exemplaires, imprimés sur papier rotocalco. En plus des données usuelles, le justificatif de tirage fournit une autre information pertinente : la couverture reproduit une photographie d’Alex Darrow (vraisemblablement Alexandra Darrow, qui a réalisé plusieurs portraits de Kay Sage en 19572Judith D. Suther, A House of Her Own. Kay Sage. Solitary Surrealist, Lincoln-Londres, University of Nebraska Press, 1997.). La nature photographique de l’image liminaire, simulacre de dessin ou d’aquarelle, est révélée au spectateur qui ouvre le livre.

Demain, Monsieur Silber rassemble 44 poèmes de Kay Sage qui épousent parfois la forme du dialogue, parfois celle de la comptine, parfois celle de la citation. Tous chapeautés d’un titre, les poèmes sont construits autour d’un réseau de rimes simples et d’allitérations. La plupart des poèmes occupent une seule page et sont positionnés vers la droite, laissant le blanc de la page précéder l’écriture. Une table des matières rassemble les titres des poèmes à la toute fin du livre. Si aucune image n’est insérée au fil du texte, le frontispice de Jean Dubuffet, en noir et blanc, se présente comme le seuil du livre, moment où le spectateur devient lecteur. Annonçant le blanc qui entoure les poèmes de Kay Sage, l’illustration de Dubuffet n’occupe que partiellement la page de gauche, laissant le dernier tiers de la page inoccupé. Cette étrange disposition plonge le spectateur dans une perplexité qui influencera sa lecture des textes.

Une collaboration sous le sceau de l’amitié

Katherine Linn Sage, l’artiste peintre et auteure connue sous le nom de Kay Sage (pseudonyme à la fois masculin et féminin), naît dans l’état de New York en 1898. Issue d’une riche famille américaine, elle conserve un train de vie aisé, alors qu’elle marie un prince italien en 1924, union qui durera dix ans. Kay Sage renonce à sa vie princière pour se consacrer pleinement à ses aspirations artistiques ; elle s’installe à Paris en 19373Penelope Rosemont (dir.), Surrealist Women. An International Anthology, Austin, University of Texas Press, 1998, p. 274. . C’est là qu’elle rencontre plusieurs artistes surréalistes, dont Yves Tanguy, qui deviendra son mari, collègue et allié. Si l’histoire de l’art ne retient pas son rôle en tant qu’artiste visuelle, Kay Sage est plutôt reconnue comme poète, niche laissée vacante par son mari. En effet, l’œuvre picturale de Sage est souvent restée dans l’ombre de celle d’Yves Tanguy. À propos de sa pratique artistique double, Kay sage soutient que « there is absolutely no conflict between these two forms of expression, nor do they have any connection. They simply replace each other4Kay Sage citée dans ibid., p. 275. ». En 1963, suite à la mort de Tanguy et à de graves problèmes de la vue, Kay Sage se suicide d’une balle dans la tête.

Un peu plus d’un an après la mort de Tanguy, Kay Sage propose à Jean Dubuffet de collaborer avec elle pour la réalisation de Demain, Monsieur Silber : « I could perhaps get Jean Dubuffet to make the cover5Judith D. Suther, op. cit., p. 178.  », écrit-elle en mars 1956 dans une lettre à Marcel Duhamel. L’année suivante, l’œuvre collaborative voit le jour. Sage et Dubuffet répéteront l’expérience en 1962 avec la publication de Mordicus. Dans une lettre à Stephen Robeson Miller, Dubuffet écrit, à propos de la poésie de Kay Sage : « These poems impressed me deeply with their startling elliptical brevity, their tacit violence and, above all, their radically anti-intellectual, anti-intelligent stand6Stephen Robeson Miller, « In the Interim: The Constructivist Surrealism of Kay Sage », dans Mary Ann Caws, Rudolph Kuenzli, Gwen Raaber (dir.), Surrealism and Women, Cambridge, MIT Press, 1991, p. 141.  ». Kay Sage et Jean Dubuffet partagent une conception anti-intellectuelle de l’art ; Sage travaille une écriture orale, simple, presque enfantine comme Dubuffet promeut « l’art brut », jouant avec des formes et des couleurs élémentaires. Jean Dubuffet se soulève formellement contre le conformisme et contre une culture élitiste. Bien qu’il ne soit pas un homme de lettres, le peintre et sculpteur français fraye avec le milieu littéraire parisien. Ses correspondances avec Jean Paulhan et Claude Simon et les portraits de ses amis Francis Ponge, Henri Michaux et Antonin Artaud, par exemple, participent d’un dialogue continuel avec l’univers littéraire. Le témoignage de Hans Richter à propos de Kay Sage évoque l’harmonie de sa collaboration avec Dubuffet : « The only time I ever saw her happy in her later years – as happy as she had been when Tanguy was alive – was when she was working on that book with Dubuffet7Stephen Robeson Miller, op. cit., p. 143. . » Plus qu’un projet artistique, la collaboration unissant Kay Sage et Jean Dubuffet se déroule sous le signe d’une grande amitié.

Une œuvre surréaliste : énonciation éclatée, temps, enfance, conte

Demain, Monsieur Silber est la confession d’un sujet poétique féminin, transmise par une multiplicité de voix. Cet éclatement de l’énonciation tend à exprimer la complexité d’une seule conscience rongée par le deuil et la dépression. Selon Judith D. Suther, « the colloquial idiom of the poems is the language she had spoken with Tanguy and the link with her artistic awakening in Paris8Judith D. Suther, op. cit., p. 177.  ». La nostalgie de la veuve trouve écho dans la langue même des poèmes, en plus de se fondre dans les thèmes du recueil. Judith D. Suther considère les personnages du recueil comme différents corps qui reflètent la condition endeuillée de l’auteure, alors que « projections of Tanguy himself are often Sage’s sparring partners9Ibidem.  ». Kay Sage se met directement en scène dans certains poèmes par le détournement de son nom : « M’Sieu’Le Sage est saoul10Kay Sage, op. cit., p. 19. » ou « J’suis ni sorcier ni sage11Ibid., p. 51. ».

À l’instar de nombreuses œuvres surréalistes, le recueil tout entier s’articule autour de la question du temps, matière travaillée et déformée par le deuil. D’emblée, l’exergue emprunté à Raymond Queneau exprime la monotonie de la succession des jours : « Le temps qui passe, lui, n’est ni beau ni laid, toujours pareil12Ibid., p. 7. ». Plusieurs poèmes du recueil mettent en scène le temps de l’attente ou du moment sans cesse reporté, évoquant l’impossibilité de la guérison. Le titre même du recueil appelle l’ajournement, par la projection dans le futur. Dans le poème qui donne son titre au recueil, le moment différé prend la forme d’un dialogue : « – Alors, c’est entendu, / mais vous viendrez quand, enfin ? / – Demain, Monsieur Silber, / demain13Ibid., p. 31. ». Le poème suivant réitère l’attente insatisfaite : « mais quand est-ce qu’on bouffe ? / Quand ? QUAND14Ibid., p. 32.  ? » Cette avidité mime le désir de guérir de la femme en deuil, mue par la volonté d’échapper au désespoir. Dans Demain, Monsieur Silber, le temps ne réussit pas à cicatriser les blessures. Comme Sisyphe roulant éternellement son rocher, la femme dans le recueil n’entrevoit ni sa propre fin, ni l’amélioration de sa condition. Dans le poème « Le passage du temps », elle exprime cette conception absurde de l’avenir : « Tout se remplace, / qu’on nous dit, / tout se tasse… / moi, j’attends / que l’été soit fini / pour que l’hiver / passe15Ibid., p. 48. ». Si les œuvres surréalistes expriment souvent un temps dilaté, étiré, projeté dans l’avenir ou morcelé, le temps de Kay Sage est celui de l’ennui infini et de la monotonie.

Les surréalistes admirent le monde de l’enfance, exprimant un refus du rapport rationnel au monde. De nombreux auteurs recherchent l’ignorance de l’enfant, son amour du jeu et son rapport neuf au monde. Kay Sage rend hommage au moment de l’enfance par le biais de poèmes qui rappellent la comptine. Dans « Souvenirs d’enfance » et dans « La Pluie », Sage détourne « Au clair de la lune » et « Il pleut bergère », deux chansons emblématiques du répertoire pour enfants. Sage introduit une juste dose de vulgarité et de cynisme dans ces textes candides, laissant au lecteur le plaisir de les reconnaître (et de les chanter, éventuellement). Comme un enfant, la poète s’amuse à remplacer et à intervertir les mots de ces chansonnettes. L’emploi des rimes simples, également, renvoie à un langage enfantin. Le poème « Rubrique » consiste en une longue énumération, sous forme de liste, de groupes nominaux qui se terminent par le son « ique » : « les flics / les moustiques / les pique-niques / et autres choses qui piquent16Ibid., p. 35. ». La structure simple du poème rappelle l’exercice scolaire ou le jeu de mots humoristique. Le rapport de Kay Sage avec la langue française – sa deuxième, sinon sa troisième langue, après l’anglais et l’italien – va de pair avec une sensibilité particulière aux sonorités. Cette langue « étrangère » devient un réservoir de sons avec lesquels Sage s’amuse et expérimente. S’accordant avec le ton des poèmes, le frontispice de Jean Dubuffet s’inspire des dessins d’enfants : bonshommes allumettes, arbres et coccinelles y sont tracés grossièrement. Cet éloge à la fois textuel et pictural de l’enfance contraste avec la profonde désillusion qui hante Demain, Monsieur Silber.

Dans le poème « Les Principes », le charme des contes de fées se rompt : le Prince se prostitue pour payer les frais du quotidien. Le cynisme de Kay Sage recouvre la rêverie et la féérie d’un voile gris, niant toute possibilité d’évasion. Le poème « À Popaul » traduit un questionnement existentiel qui rejoint les préoccupations philosophiques surréalistes : « Comme tu vois, c’est une drôle de vie. / On fait sa toilette et on s’ennuie ; / On sort, on rentre, on bouffe, on gueule, / et avec ça, on est plutôt seuls17Ibid., p. 26.  ». L’art serait peut-être le seul moyen d’échapper à la tragédie du quotidien, mais les sujets de Sage semblent condamnés. Le surréalisme serait, en fin de compte, le remède aux maux d’une société cynique et apathique, lorsque la distraction n’est plus une échappatoire.

Image in praesentia, images in absentia

Il peut sembler vain d’étudier Demain, Monsieur Silber en regard des rapports texte-image, étant donné qu’une seule image in praesentia intervient dans l’œuvre. Or, l’étude de l’œuvre double de Kay Sage permet au lecteur de voir apparaître les autres images – in absentia – qui hantent le texte. D’abord, le titre du recueil est emprunté à une peinture de Kay Sage réalisée en 1949, Tomorrow, Mr. Silber. Cette peinture exhibe un paysage aride au milieu duquel émerge une structure précaire surmontée d’un drapeau usé. L’atmosphère sombre et désespérée qui émane de l’image accueille le ton du recueil, publié huit ans plus tard. Un lien plus ténu relie le poème « La Tour » et la peinture Tomorrow is never, réalisée en 1955. Sur la peinture, on voit quatre tours de bois plongées dans une brume grise qu’on dirait toxique. Ces tours se dressent dans l’imaginaire du lecteur (préalablement spectateur) qui lit : « J’ai bâti une tour sur le désespoir, / on y entend rien, y a rien à voir ; / Y a pas de réponse quand, noir sur noir, / je crie, je crie, dans ma tour d’ivoire18Ibid., p. 15. ». À propos du rapport entre image et texte, Liliane Louvel avance que, « tension de leur différence-écart qui appelle à leur rassemblement, le processus dynamique de la transposition s’effectue en réponse à l’écart entre l’image et le texte19Liliane Louvel, Le tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 258.  ». Dans le cas de Demain, Monsieur Silber, le lecteur-spectateur doit préalablement connaître l’œuvre picturale de Sage pour comprendre le processus de transposition. Contrairement à l’idée de Louvel qui stipule que c’est le « coefficient pictural » des textes qui ouvre le « tiers pictural20Ibid., p. 259.  », dans Demain, Monsieur Silber, c’est l’univers poétique et thématique qui active les souvenirs-images d’un spectateur attentif.

Selon Mary Ann Caws, « the paths of surrealist painting and image making, as they gradually emerge as alternatives to automatic processes, were informed by the need to invent new, disorienting and often paradoxical types of image21Mary Ann Caws, Surrealism. Themes and Movements, New York, Phaidon, 2004, p. 70. ». Demain, Monsieur Silber, s’accordant avec une telle conception de l’image, cherche à déstabiliser le lecteur-spectateur. Dans le poème final du recueil, le sujet poétique doute même de sa vision du ciel : « Et comment savoir si l’est bleu ou l’est gris / si je sais même pas de quoi y s’agit22Kay Sage, op. cit., p. 66.  ? » Kay Sage invite le lecteur-spectateur à remettre en question ses perceptions et à se méfier des illusions. Le frontispice de Jean Dubuffet, en apparence puéril et ludique, exprime un désespoir immense. Les bonshommes souriants, au lieu d’être reproduits avec les couleurs criardes associées à l’enfance, baignent dans le gris et le noir, privés de leur gaité naïve. Le malaise ressenti par l’homme devant le vide est reflété dans l’étrange blanc de la page qui succède au dessin. Les poèmes de Sage expriment une même collision entre allégresse et angoisse, paradoxe qui amplifie un mal-être vertigineux. Le poème « Accent grave » – « grave » signifie aussi « tombe » en anglais – articule clairement le choc entre légèreté et déprime : « J’suis pas drôle / j’m’amuse pas / je ris aux anges, / je parle aux chats23Ibid., p. 17. ». En quatre vers si simples qu’un enfant aurait pu les écrire, Kay Sage exprime l’ennui, la honte, la déprime et la folie. Sage et Dubuffet écrivent et dessinent le désespoir, cachés derrière la naïveté factice d’un simulacre d’enfant.

Références bibliographiques

Corpus primaire

  • Sage, Kage, Demain, Monsieur Silber, frontispice de Jean Dubuffet, Paris, Seghers, 1957.

Corpus critique

  • Caws, Mary Ann, Surrealism. Themes and Movements, New York, Phaidon, 2004.
  • Chadwick, Whitney (dir.), Mirror Images: Women, Surrealism and Self-Representation, Cambridge-Londres, MIT Press, 1998.
  • Louvel, Liliane, Le tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.
  • Robeson Miller, Stephen, « In the Interim: The Constructivist Surrealism of Kay Sage », dans Mary Ann Caws, Rudolph Kuenzli, Gwen Raaber (dir.), Surrealism and Women, Cambridge, MIT Press, 1991, p. 23-147.
  • Rosemont, Penelope (dir.), Surrealist Women. An International Anthology, Austin, University of Texas Press, 1998.
  • Stuhlman, Jonathan, Double Solitaire: The Surreal Worlds of Kay Sage and Yves Tanguy, New York, Katonah Museum of Art, 2011.
  • Suther, Judith D., A House of Her Own. Kay Sage. Solitary Surrealist, Lincoln-Londres, University of Nebraska Press, 1997.