Fini, Leonor, Le Livre de Leonor Fini. Peintures, dessins, écrits, notes de Leonor Fini, Lausanne, La Guilde du Livre/Éditions Clairefontaine, 1975.

La dualité créatrice dans Le Livre de Leonor Fini

Par Andrea Oberhuber

En quête du « Livre unique »

Fig. 1Objet au format grand in-4o (36,8 cm de hauteur par 27,2 cm de largeur) et à la facture précieusement soignée, Le Livre de Leonor Fini fait écho à la confusion terminologique qui règne dans les études sur l’histoire du livre, notamment en ce qui concerne les différences entre « livre illustré », « livre surréaliste » et « livre d’artiste »1Pour plus de détails, voir Elza Adamowicz, « État présent. The Livre d’artiste in Twentieth-Century France », French Studies, vol. LXIII, no 2, 2009, p. 189-198 et Andrea Oberhuber, « Livre surréaliste, livre d’artiste mis en jeu », Mélusine, no 32, Paris, 2012, p. 9-30.. L’œuvre affiche des caractéristiques à la fois du « livre surréaliste », du catalogue de peintre et du « livre d’artiste », trois pratiques livresques qui s’échelonnent au fil du XXe siècle, tout en se chevauchant à l’occasion. Elle semble répondre au désir d’imaginer un « Livre Unique » en son genre, prôné par Louis Aragon dans le Traité du style (1928), en mettant en relation de nombreuses toiles en couleur, des dessins en noir et blanc, des croquis, de même que des portraits picturaux et photographiques de l’artiste, d’une part (Fig. 1) ; à cela s’ajoutent, d’autre part, des récits brefs, des contes et des poèmes composés pour l’occasion ou recyclés de textes publiés antérieurement. Mais comme jamais auparavant, Fini témoigne d’une véritable dualité créatrice, se révélant dans son Livre artiste et auteure (presque) à parts égales.

Fig. 2L’ensemble texte/image (composé de 246 pages) est partiellement conçu à partir d’un matériau préexistant auquel la créatrice — qui, au faîte de sa carrière, jette un regard rétrospectif sur sa trajectoire et son œuvre à la croisée des arts et des médias — ajoute du nouveau, toujours en faisant valoir les thèmes, les motifs et les figures insolites dont est constituée sa mythologie personnelle : des chats associés au sphynx ou à la sphynge, des êtres hybrides, de petites filles tantôt impudiques, tantôt « perverses » (Fig. 2), des groupes de jeunes femmes sensuelles, des masques et des personnages mortuaires, des sorcières désinvoltes, des objets fétiches (dont le célèbre manteau volé en Corse) et des portraits d’elle… à perte de vue. À propos de la forte propension à la mise en scène de soi, Pierre Borgue note dans une perspective psychanalytique :

[…] l’œuvre de Leonor Fini devient en premier lieu le spectacle de l’identité instable dont elle fait l’expérience en elle-même et des subterfuges qu’elle doit imaginer pour pouvoir se saisir sans avoir à nier ses propres inachèvements. […] Mais cette approche, Leonor Fini l’effectue non à partir de ce qu’elle est pour elle, dans sa conscience de soi, mais à partir des personnages qu’elle pourrait être et que masque cette conscience. C’est pourquoi il lui faut inventer à partir de ses propres signes, images et symboles, mis en scène dans les jeux de son inspiration, ses autres personnages, en les traduisant au niveau imaginaire, ce qui leur permet de durer sur des pistes d’ombre et de lumière où la logique n’a point part.2Pierre Borgue, Leonor Fini ou le théâtre de l’imaginaire : mythes et symboles de l’univers finien, Paris, Lettres Modernes, 1983, p. 84.

Qu’en est-il au juste de la conception d’une œuvre qui ferait largement abstraction de toute logique ? En serait-ce une née du hasard objectif, selon les règles du jeu ?

Mise en œuvre

D’emblée, le caractère aléatoire de la mise en œuvre de différentes sources iconiques et textuelles est affirmé :

Avant de commencer à travailler sur ce livre avec José Alvarez, nous avons étalé par terre des centaines de photos, et nous avons joué avec elles comme aux dominos. […] Des ensembles sont ainsi formés, et je leur ai donné les titres de certains de mes tableaux. Comme dans un scrapbook, j’ai écrit un commentaire là où j’en avais envie. J’y ai ajouté quelques citations et des fragments de contes que j’ai écrits parfois.3Leonor Fini, Le Livre de Leonor Fini. Peintures, dessins, écrits, notes de Leonor Fini, avec la collaboration de José Alvarez, Lausanne, La Guilde du Livre et Éditions Clairefontaine, 1975.

Fig. 3Accompagnée dans sa démarche artistique4La réputation de Fini comme peintre et illustratrice de livres (Shakespeare, Poe, Nerval, Baudelaire, Verlaine, Marcel Schwob, etc.) ne fait aucun doute dans les milieux artistiques des années 1970. Pour la carrière et l’esthétique finiennes, voir, à titre d’exemples, Xavière Gauthier, Leonor Fini, Paris, Le Musée de poche, 1979 ; Pierre Borgue, op. cit. ; et Peter Webb, Leonor Fini: métamorphoses d’un art, Arles, Actes Sud et Imprimerie nationale, 2007. que l’on peut sans hésiter appeler ludique par José Alvarez, éditeur et écrivain espagnol, Leonor Fini semble préférer en 1975 le médium livre aux lieux d’exposition conventionnels. Il consigne ce que les deux complices y transfèrent, décomposent du préexistant et recomposent sur de nouvelles bases : il est question du passé entre deux cultures (italienne et française5Rappelons que Fini est née à Buenos Aires ennbsp;1908, d’une mère italienne et d’un père argentin. Elle grandit à Trieste, puis s’installe à Milan pour y étudier la peinture et émigre à Paris en 1937 où elle rencontre Breton.) pour commencer, puis des diverses facettes de la création finienne dans la majeure partie de l’ouvrage. Dans le tableau « Kinderstube6Leonor Fini, Le Livre de Leonor Fini, op. cit., p. 5. Le tableau accompagné d’un texte qui fait office de légende (p. 7) : « Kinderstube en allemand veut dire,/ mot à mot/ chambre d’enfant./ A Trieste on utilise encore certains mots d’allemand./ Cela veut dire “éducation”, milieu de l’enfance. » » (Fig. 3), les souvenirs d’enfance sont associés à des lieux de mémoire dont certains réels et d’autres, fictionnels : « À partir de Trieste, où j’ai vécu enfant, cette logique aléatoire nous a entraînés à Paris, à Vienne, en Corse et sur la Loire » (préface). Grâce au travail de montage de textes et d’images, le « je » part à sa propre poursuite ; il se lance dans une enquête sur soi7À propos des aspects auto(bio)graphiques de l’ouvrage, voir Renée Riese Hubert, « Le Livre de Leonor Fini: Self Portrait and Autobiography », Corner, no 2, 1999, <http://cornermag.net/corner02/page05.htm>, page consultée le 24 août 2018 et Andrea Oberhuber, « Écriture et image de soi dans Le livre de Leonor Fini », Voir le texte, lire l’image dans Dalhousie French Studies, no 89, hiver 2009, p. 51-61. grâce à un vaste éventail de masques et de déguisements qui empruntent au jeu scénique8Voir Martine Antle, « Picto-théâtralité dans les toiles de Léonor Fini », The French Review, no 62, 1989, p. 640-649.  et à la grande mascarade propre au carnaval :

Encore enfant, d’un jour à l’autre j’ai découvert l’attrait des masques et des costumes. Se costumer, c’est l’instrument pour avoir la sensation de changer de dimension, d’espèce, d’espace. […] Se costumer, se travestir est un acte de créativité. Et cela s’applique sur soi-même qui devient d’autres personnages ou son propre personnage. Il s’agit de s’inventer, d’être mué, d’être apparemment aussi changeant et multiple qu’on peut se sentir à l’intérieur de soi, C’est une – ou plusieurs – représentations de soi, c’est l’extériorisation en excès de fantasmes qu’on porte en soi, c’est une expression créatrice à l’état brut.9Leonor Fini, Le Livre de Leonor Fini, op. cit., p. 41.

Fig. 4Les jeux de miroir et de spécularité tracent un parcours à travers le Livre conçu comme un dispositif hors normes, susceptible de faire coexister les images de l’artiste Fini et les textes de l’auteure Fini, où le passé entrecoupe le présent de l’acte de création. Fini ne cesse de s’ausculter à travers le pli de la double page, de convoquer une multitude de regards, de faire surgir des personae qui engagent le lecteur-spectateur dans un jeu de reconnaissance. Ainsi, elle démultiplie son image comme sur cet échiquier (Fig. 4) où l’on peut s’amuser à trouver les deux portraits qui font la paire : l’original et la copie invitent au jeu de memory à travers lequel le lecteur est impliqué activement s’il se laisse séduire par l’idée d’une figuration de soi exubérante.

Fig. 5L’écriture, de son côté, procède d’une hybridation de formes et de genres textuels qui vont du commentaire à la citation en passant par le conte et des extraits de textes littéraires anciens. C’est l’écriture toujours qui permet l’essai sur l’art, qui accueille la réflexion sur la peinture. L’œuvre crée un espace où diverses formes d’expression se font face sur la même page, sur la double page ou d’une section à l’autre. Tout se passe comme si le plaisir de la trouvaille et le hasard de la rencontre avaient réussi à engendrer une forme livresque qui fait office d’œuvre-testament. En même temps, Fini souligne d’emblée la simplicité du processus de sélection au moment de la genèse du livre en expliquant que le principe associatif aurait présidé à sa composition : « Un souvenir attire un tableau, qui attire un objet, qui attire un autre tableau, qui attire une ville. Les photos imposent un parcours, comme les nombres sur les dés…10Ibid., p. 5.  ». Souvenir, tableau, objet, ville, photo : tout est relié ; tout renvoie à une trajectoire non linéaire pour laquelle le livre constitue une forme de remédiation idéale parce que chacune des 19 sections constitue une entité autonome. Le lecteur-spectateur peut se promener librement entre « Les jeux du vertige », « Les gardiennes » et le « Théâtre », pour ne citer que trois intitulés de partie. Le Livre de Leonor Fini résiste au dévoilement rapide des secrets dissimulés, dans les plis du majestueux manteau dans lequel se présente l’auteure-artiste sur le seuil de l’œuvre, avant la préface. L’habit non seulement couvre l’ensemble composite mais revient à l’intérieur comme l’un des principaux motifs visuels (Fig. 5), rappelant à chaque fois le caractère théâtral de la mise en scène de soi.

Fig. 6Tissé de multiples fils mémoriels et commémoratifs des étapes significatives de sa création (y compris sa propre genèse), l’œuvre médiatise en ré-agençant ce qui a été, ce que l’artiste a peint, dessiné, ce que l’auteure a écrit durant une quarantaine d’années afin de léguer à la postérité une vue d’ensemble ; afin de remédier à l’oubli. Le Livre de Leonor Fini se referme sur une série de dessins augmentés de légendes, intitulée « Le temps de la mue » (Fig. 6). C’est précisément ce que la consignation des textes et des images sous forme d’un livre insolite a permis : muer pour faire peau neuve. Ou pour l’exprimer avec les mots de Fini : « le désir de s’exprimer, de réinventer la vie, revient, se renouvelle […] – cercle vicieux qui recommence – jusqu’au jour où il se refermera11Ibid., p. 215. ».

D’une tradition livresque à l’autre

Le Livre de Leonor Fini ne peut nier un héritage surréaliste certain, notamment par le biais de son hybridité générique et du fait qu’il résulte d’une démarche collaborative entre Fini et son conseiller Alvarez. Mais il y a plus : l’auteure-artiste envisage l’inconscient comme préalable à la création : « Je peins des tableaux qui n’existent pas et que je voudrais voir. C’est un peu la raison de ce livre12Ibid., p. 5. ». L’inscription dans une tradition avant-gardiste en même temps qu’il y a une proximité incontestable avec le livre d’artiste contemporain – en 1975, le mouvement surréaliste est officiellement mort – prend toute son ampleur dans la forme de l’objet livre tel que repensé par les collaborateurs. D’autres artistes comme Alison Knowles, Robert Filliou, Marcel Broodthaers, Christian Boltanski, Annette Messager et Daniel Spoerri explorent de leur côté les possibles du livre en réduisant son matériau de base, c’est-à-dire les mots, à des traits noirs (Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, Broodthaers), en le transformant en objet gigantesque dans lequel on peut se promener, comme dans le cas du Big Book (1967) de Knowles, ou au contraire en abritant les pages de Parfois les astres à l’intérieur d’un boîtier en bois qui ressemble à un écrin.

Références bibliographiques

Corpus primaire

  • Fini, Leonor, Le Livre de Leonor Fini. Peintures, dessins, écrits, notes de Leonor Fini, avec la collaboration de José Alvarez, Lausanne, La Guilde du Livre et Éditions Clairefontaine, 1975.

Corpus critique

  • Adamowicz, Elza, « État présent. The Livre d’artiste in Twentieth-Century France », French Studies, vol. LXIII, no 2, 2009, p. 189-198.
  • Antle, Martine, « Picto-théâtralité dans les toiles de Léonor Fini », The French Review, no 62, 1989, p. 640-649.
  • Borgue, Pierre, Leonor Fini ou le théâtre de l’imaginaire : mythes et symboles de l’univers finien, Paris, Lettres Modernes, 1983.
  • Gauthier, Xavière, Leonor Fini, Paris, Le Musée de poche, 1979.
  • Oberhuber, Andrea, « Écriture et image de soi dans Le livre de Leonor Fini », Voir le texte, lire l’image dans Dalhousie French Studies, no 89, hiver 2009, p. 51-61.
  • Oberhuber, Andrea, « Livre surréaliste, livre d’artiste mis en jeu », Mélusine, no 32, 2012, p. 9-30.
  • Riese Hubert, Renée, « Le Livre de Leonor Fini: Self Portrait and Autobiography », Corner, no 2, 1999, <http://cornermag.net/corner02/page05.htm>, page consultée le 24 août 2018.
  • Webb, Peter, Leonor Fini: métamorphoses d’un art, Arles, Actes Sud et Imprimerie nationale, 2007.