Le livre fou qu’est Brelin le frou
Par Andrea Oberhuber
Contrairement à d’autres créatrices surréalistes qui ont fait preuve d’une praxis intermédiale tout au long de leur carrière (il suffit de penser à Claude Cahun, à Leonor Fini et à Unica Zürn, entre autres), Gisèle Prassinos (1920-2015), la femme-enfant immortalisée en 1934 par Man Ray lors de la lecture de ses premiers poèmes automatiques devant le cercle surréaliste1L’œuvre poétique et romanesque de Prassinos a suscité un certain nombre d’études. On lira avec intérêt Annie Richard, Le discours féminin dans Le Grand Repas de Gisèle Prassinos, thèse de doctorat, Université Paris 3, 1980 ; Idem, Le monde suspendu de Gisele Prassinos, Aigues-Vives, Éditions H.B., 1998 ainsi qu’Idem, La Bible surréaliste de Gisèle Prassinos : les tentures bibliques, Bierges, Éditions Mols, 2004. Mentionnons également l’étude de Madeleine Cottenet-Hage, Gisèle Prassinos ou Le désir du lieu intime, Paris, Jean-Michel Place, 1988., marie tard dans sa carrière l’écriture et les arts visuels. C’est dans Brelin le frou ou le Portrait de famille2Gisèle Prassinos, Brelin le frou ou le Portrait de famille, Paris, Belfond, 1975. que l’auteure et poète confirmée investit pour la première fois l’objet livre comme un espace de je(u) et d’expérimentation iconotextuelle (au sens large du terme) ; du même coup, le lecteur d’Une demande en mariage (1935), du Temps n’est rien (1958) ou des Mots endormis (1967) a le plaisir de découvrir une Prassinos dessinatrice et artisane de tapisseries3Voir Marie-Claire Barnet, « Exquises esquisses by Gisèle and Mario Prassinos : the Craftswoman, the Writer and Her Brother », dans Martin Heusser, Michèle Hannoosh, Eric Haskell, Leo Hoek et Peter de Voogd (dir.), On Verbal / Visual Representation : Word & Image Interactions 4, Amsterdam et New York, Rodopi, 2005, p. 193-206..
Une histoire d’artiste et de physicien frubiens…
4Gisèle Prassinos, op. cit., p. 19. »), l’auteure se construit un double, un alter ego à la recherche de sa place dans une famille de sept membres (fig. 2) . Seule œuvre reproduite en couleur dans Brelin le frou parce qu’ornant la couverture du livre, cette tenture est également le moteur de l’histoire du physicien Berge Bergsky et de sa famille, notamment de Brelin, le frère aîné. L’image à la fois ludique et féerique représente les sept personnages du récit, qui, à la main levée, semblent vouloir saluer l’arrivée du lecteur sur le seuil du livre. Tous ces drôles de personnages aux formes géométriques (corps rectangulaires ou carrés ; chapeaux, nez, bouches et oreilles triangulaires ; yeux ronds) sont sertis de tissus à motif étoilé, ovoïde ou carré. L’image d’accueil montre une famille unie, des membres soudés les uns aux autres, chacun comptant sur la famille afin de se tenir debout. Tout en rose et en rouge, Brelin occupe une place symétrique à celle du père, patriarche de la famille, cousu en bleu clair et foncé. Malgré ce prétendu équilibre, le lecteur attentif remarque l’éloignement de l’artiste par rapport au noyau dominant constitué par le père et le fils savant5Pour une lecture plus approfondie des tentures et des dessins en noir et blanc dans leur rapport avec la narration, voir Andrea Oberhuber, « The Surrealist Book as a Cross-Boarder Space: the Experimentations of Lise Deharme and Gisèle Prassinos », Image & Narrative, vol. 12, no 3, 2011, p. 81-97 (<http://www.imageandnarrative.be/index.php/imagenarrative/article/view/163>)..
Publié en 1975 aux éditions Belfond (fig. 1), dans un format poche des plus conventionnels, le récit met en scène, sur le mode de l’humour et de l’ironie, la place qu’occupent Berge Bergsky, d’une part, et Brelin, d’autre part, au sein d’une famille de Frubie-Ost, pays imaginaire où règnent des coutumes étranges, où les rôles sexués sont clairement répartis. Les dessins indiquent plus qu’explicitement l’appartenance de chaque membre de la famille au sexe masculin ou au sexe féminin. Avec l’artiste « frou » comme anti-héros par excellence (« enfant débile mental, castré à l’âge de seize ans par ses parents honteux des nombreux esclandres qu’il avait provoqués par son exhibitionnisme6Voir à ce propos l’excellente analyse d’Alex Gagnon, « Texte textile. Scène d’énonciation et poétique de la surimpression dans Brelin le frou de Gisèle Prassinos », dans François Guiyoba (dir.), Littérature médiagénique. Écriture, musique et arts visuels, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 111-127., on apprend que la narratrice aurait trouvé, lors d’un séjour de recherche, des images en couleurs lui permettant de retracer la trajectoire du célèbre physicien Bergsky. Le lecteur apprend surtout au fil des douze chapitres, dont chacun est précédé d’un dessin en noir et blanc (fig. 3), que cette histoire est cousue de fil blanc, qu’elle est montée de toutes pièces… Prassinos transpose dans la narration le procédé d’assemblage de tissus multicolores qu’elle pratique depuis le milieu des années 1960 pour fabriquer ses « tentures » selon le principe du patchwork (Fig. 4).
Dans la préface, signée « G. P. » et qui laisse présager une scène d’énonciation complexeL’œuvre, qui reprend une réflexion autobiographique amorcée dans Le temps n’est rien (1958), est fondatrice de la mythologie personnelle de celle qui fut née à Istanbul (d’une mère italienne et d’un père grec7Voir José Ensch et Rosemarie Kiefer, À l’écoute de Gisèle Prassinos, une voix grecque, Sherbrooke, Editions Naaman, 1986.) avant que la famille ne s’installe à Paris. Gisèle Prassinos, introduite dans le cercle surréaliste par son frère, le peintre Mario Prassinos, témoigne dans Brelin le frou ou le Portrait de famille d’une dualité créatrice : elle est l’auteure et la dessinatrice de cette histoire f(r)oue truffée d’ironie à l’égard de certaines valeurs surréalistes (la folie, l’érotisme, la création débridée), certes, mais également de la hiérarchie familiale attribuant une place plus importante à certains membres.
Les images (trouvées) comme moteur du récit
Les douze chapitres retracent comme autant d’ekphrasis8Les exemples sont nombreux où le texte sur la page de droite propose une description détaillée du dessin (p. 19; 45, 53 et 95 entre autres). la configuration familiale, le mode de vie frubien et l’art de ce « [p]ays d’Europe situé entre la Bronze septentrionale et l’Hure orientale9Gisèle Prassinos, op. cit., p. 12, note 3. ». Les dessins au trait, réalisés par la narratrice selon les tentures de Brelin que la narratrice dit avoir trouvées par hasard lors de son séjour en Frubie-Ost, ont un rapport inhérent aux douze parties du texte : elles sont littéralement génératrices de mots.
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Brelin le frou est ce que l’on pourrait appeler un « livre surréaliste détourné » parce que Prassinos y travestit le principe de la démarche collaborative entre un auteur et un artiste visuel en assumant les deux rôles ; en même temps, elle détourne l’écriture autobiographique de sa vocation traditionnelle qui, comme on le sait, remonte aux Confessions de Rousseau : se relater en faisant preuve de sincérité. Aussi simple que puisse apparaître l’ensemble texte/image, notamment à cause de sa grande régularité, le dispositif où chacun des douze dessins ouvre la porte vers le récit est porteur d’un secret que seul un lecteur-spectateur attentif aux multiples jeux de renvois entre l’écrit et l’image peut découvrir.
Références bibliographiques
Corpus primaire
- Prassinos, Gisèle, Brelin le frou ou le Portrait de famille, Paris, Belfond, 1975.
Corpus critique
- Barnet, Marie-Claire, « Exquises esquisses by Gisèle and Mario Prassinos: the Craftswoman, the Writer and Her Brother », dans Martin Heusser, Michèle Hannoosh, Eric Haskell, Leo Hoek et Peter de Voogd (dir.), On Verbal / Visual Representation : Word & Image Interactions 4, Amsterdam et New York, Rodopi, 2005, p. 193-206.
- Cottenet-Hage, Madeleine, Gisèle Prassinos ou Le désir du lieu intime, Paris, Jean-Michel Place, 1988.
- Ensch, José et Rosemarie Kiefer, À l’écoute de Gisèle Prassinos, une voix grecque, Sherbrooke, Editions Naaman, 1986.
- Gagnon, Alex, « Texte textile. Scène d’énonciation et poétique de la surimpression dans Brelin le frou de Gisèle Prassinos », dans François Guiyoba (dir.), Littérature médiagénique. Écriture, musique et arts visuels, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 111-127.
- Oberhuber, Andrea, « The Surrealist Book as a Cross-Boarder Space: the Experimentations of Lise Deharme and Gisèle Prassinos », Image & Narrative, vol. 12, no 3, 2011, p. 81-97 (<http://www.imageandnarrative.be/index.php/imagenarrative/article/view/163>).
- Richard, Annie, Le discours féminin dans Le Grand Repas de Gisèle Prassinos, thèse de doctorat, Université Paris 3, 1980.
- Richard, Annie, Le monde suspendu de Gisele Prassinos, Aigues-Vives, Éditions H.B., 1998.
- Richard, Annie, La Bible surréaliste de Gisèle Prassinos : les tentures bibliques, Bierges, Éditions Mols, 2004.