Le Poids d’un oiseau de Lise Deharme et Leonor Fini : parcours d’une revenante
Par Andrea Oberhuber & Caroline Hogue
Les apparences sont trompeuses
La première collaboration unissant l’auteure Lise Deharme et l’artiste visuelle Leonor Fini donne lieu à un livre magnifique qu’il faut re-lire et re-regarder à maintes reprises pour en saisir la grande complexité. D’emblée, Le Poids d’un oiseau se présente comme un livre sobre, sans extravagance, respectant un format moyen de 24 centimètres sur 19 centimètres. L’édition originale, datée de 1955, comprend vingt exemplaires imprimés sur papier Marais Crèvecœur accompagnés d’une eau forte de Leonor Fini et 970 exemplaires imprimés sur papier alfama de couleur blanc cassé.
La première de couverture arbore une œuvre de Max Walter Svanberg, peintre suédois qui rejoint le groupe surréaliste parisien en 1955, année de publication du livre. L’œuvre de Max Walter Svanberg représente deux créatures hybrides à corps de femme et à tête d’oiseau. La poitrine armée de l’une transperce celle de l’autre tandis que le bec de cette dernière nourrit un oisillon abrité dans celui de la première, à l’occasion d’une scène à la fois érotique et morbide. Seul le nom de Lise Deharme est indiqué tout en haut de la première de couverture, trônant au-dessus de l’illustration liminaire et du titre écrit en lettres vieux rose. À l’intérieur du livre, le titre réapparaît dans cette même calligraphie – seul détail en couleur de l’œuvre – cette fois-ci disposé de part et d’autre du pli de la page. La page de gauche réaffirme uniquement le nom de Lise Deharme alors que sur la belle page est indiqué le nom de la collection, « Le Terrain Vague ». Ce n’est que dans le justificatif de tirage de la page suivante qu’est mentionné pour la première fois le nom de Leonor Fini, associé à l’eau-forte qui accompagne les premiers exemplaires du livre. Si la première planche en est mystérieusement dépourvue, on retrouve la signature de la dessinatrice au bas des quatre dernières illustrations du livre.
Le Poids d’un oiseau est divisé en quinze récits distincts, tous chapeautés d’un titre. Les cinq dessins de Leonor Fini sont dispersés dans le livre, n’obéissant à aucune régularité. Cela dit, les images sont davantage concentrées dans la première moitié du livre. L’absence de pagination induit une lecture-spectature qui n’est pas nécessairement linéaire, le lecteur étant privé de ses repères habituels.
Le parcours des collaboratrices
Le Poids d’un oiseau est la première collaboration entre Lise Deharme et Leonor Fini, quelque quinze ans avant la publication de Oh ! Violette ou la politesse des végétaux, en 1969. Toutes deux très près des surréalistes, elles ont souvent participé à la réalisation d’œuvres collectives, processus créatif valorisé par les mouvements d’avant-garde.
Lise Deharme rencontre les surréalistes à Paris dans les années 1920 alors qu’elle est encore dans la vingtaine et se lie d’amitié (certains diront d’amour) avec André Breton. Elle collabore avec Julien Gracq, Joan Miro et Hanns Reich, entre autres. En 1937, un projet photolittéraire réalisé en collaboration avec Claude Cahun donne lieu au Cœur de Pic, un recueil de poèmes (pour enfants) qui fait allusion au surnom de « Dame de Pique1Georgiana M. M. Colvile, Scandaleusement d’elles : trente-quatre femmes surréalistes, Paris, Jean-Michel Place, 1999, p. 84. » de Deharme telle qu’immortalisée sur une photographie de Man Ray de 1931. L’album témoigne de son intérêt à l’égard de l’univers merveilleux du conte, qui est réinvesti dans la plupart de ses œuvres, dont Le Poids d’un oiseau. En 1933, Lise Deharme est directrice de la publication d’une revue surréaliste éphémère, Le Phare de Neuilly, à laquelle contribuent Robert Desnos et Raymond Queneau. Malgré la vastitude de son œuvre et son importance dans la vie culturelle de l’époque, la postérité l’a trop souvent retenue, comme plusieurs femmes de lettres, pour son attraction à l’égard des hommes surréalistes. Marie-Claire Barnet déplore cette interprétation biaisée de l’histoire littéraire : « A women writer actively involved with fiction, poetry, journalism and radio programs, the faithful friend of Breton, Desnos, Man Ray, Lacan, praised by Eluard as “the best writer” in 1945, is now reduced to the passive role of the femme fatale who seduces Breton’s unconscious and haunts one of his novels.2Marie-Claire Barnet, « To Lise Deharme’s Lighthouse : Le Phare de Neuilly, a Forgotten Surrealist Review », French Studies, vol. 57, no 3, juillet 2003, p. 334. » Cette présence spectrale de la femme surréaliste au fil de l’histoire annonce une piste de réflexion qui permet de lire et de voir autrement Le Poids d’un oiseau.
Si Lise Deharme revendique son appartenance au surréalisme, Leonor Fini a toujours clamé son indépendance artistique, et ce, malgré un certain nombre d’affinités esthétiques avec le mouvement. L’artiste rencontre les surréalistes lorsqu’elle déménage à Paris en 1937, après avoir habité à Trieste. Fini développe un intérêt pour le médium livresque : elle illustre plus d’une cinquantaine d’œuvres, dont celles de Baudelaire, de Nerval, de Pauline Réage et de Maurice Scève. L’artiste autodidacte et polyvalente s’adonne également à l’écriture et à la conception de décors et de costumes pour le théâtre. Sa passion pour les arts vivants teinte plusieurs de ses œuvres picturales, qui s’apparentent à la performance scénique. La description que fait Pierre Borgue de l’esthétique finienne sied aux cinq dessins insérés dans Le Poids d’un oiseau : « L’œuvre finienne est toujours dans une situation d’inachèvement où elle s’accomplit à travers son pouvoir de rebondir et sa capacité de se métamorphoser, ce qui est le signe même de sa perpétuelle jeunesse3Pierre Borgue, Leonor Fini ou le théâtre de l’imaginaire, Paris, Lettres Modernes, 1983, p. 55.. » En effet, dans Le Poids d’un oiseau (et aussi dans Oh ! Violette ou la politesse des végétaux), les lignes des dessins de Leonor Fini sont fines, presque interrompues, contrastant avec la densité et la netteté des traits du dessin de Max Walter Svanberg.
Le Poids d’un oiseau est le fruit d’un travail à quatre mains, auquel s’ajoute la contribution mystérieuse de l’artiste suédois pour la première de couverture. Cette image, qui se distingue nettement des dessins de Fini, sert de seuil au livre surréaliste. Selon Andrea Oberhuber, « the surrealistic dimension of the image echoes the unbridled imagination of these micro-narratives, their prevailing spectral universe and images of death4Andrea Oberhuber, « The Surrealist Book as a Cross-Border Space : The Experimentations of Lise Deharme and Gisèle Prassinos », Image and Narrative, vol. 12, no 3, 2011, p. 89. ». L’image liminaire, plus « radicalement » surréaliste que les dessins vaporeux de Fini, marque l’appartenance du livre à une esthétique et à un univers particuliers.
Paramètres thématiques du livre surréaliste : le merveilleux, la confusion des règnes (végétal et animal), spectralité
Les contes de fées et les récits merveilleux constituent un réservoir d’images inépuisable pour les surréalistes, autant en arts visuels qu’en littérature. Lise Deharme joue avec les canevas traditionnels des contes merveilleux, les détournant et les chargeant d’une portée nouvelle. Dans Le Poids d’un oiseau, investissant un humour noir des plus caustiques, ces contes resémantisés abordent l’impuissance humaine devant la mort, le rapport au temps et l’éternel retour, motif emblématique de l’absurdité de l’existence. Les personnages du « roi », de la « dame », du « hallebardier », de la « fée » et de « Cinderella » dressent une toile de fond merveilleuse à partir de laquelle Deharme contrevient aux attentes programmées par le genre. Ces contes, avortés de leur morale traditionnelle, sombrent le plus souvent dans une atmosphère inquiétante. Marie-Claire Barnet affirme « qu’il serait approprié de souligner comment le style parodique deharmien, à travers ses contes de fées pour adultes, est en effet un art de la prestidigitation et de la désillusion, en quoi il semble expert en l’art de la manipulation des apparences, des clichés et donc de l’illusion d’optique et psychique5Marie-Claire Barnet, La femme cent sexes, ou les genres communicants : Deharme, Mansour, Prassinos, Bern-New York, Peter Lang, 1998, p. 146. . » Lise Deharme entame et déplace notre perception de certaines images figées par le biais d’une ironie parodique subtile. De même manière, le lecteur-spectateur doit se méfier de la simplicité illusoire qui régit son rapport aux dessins de Fini.
L’importance des règnes animal et végétal constitue un autre indice du caractère surréaliste de l’œuvre. Les dessins de Fini montrent de jolies figures féminines, trahissant les attentes d’un spectateur attiré par la scène monstrueuse représentée sur la première de couverture. Les créatures hybrides de Walter Svanberg, fusions de femmes et d’animaux, sont troquées pour des femmes aériennes parées de tissus vaporeux, de bijoux et portant des escarpins. La nature se déploie plutôt dans les textes de Lise Deharme, où l’hybridation est remplacée par une cohabitation mixte entre femmes, plantes et animaux. En effet, les personnages deharmiens évoluent dans un univers chargé (pour ne pas dire surchargé) de « foin », de « mousse », de « sangliers », de « neige », de « vent », de « pommes », de « rhubarbe », d’« épervières orangées », d’« anémones » et de « serpents ». Ainsi, la nature envahissante des textes côtoie l’apparente mondanité des femmes (de la femme ?) dessinée(s) par Leonor Fini.
Dans « Chassez le naturel », onzième récit du Poids d’un oiseau, le personnage de Mademoiselle Berthe disparaît, attiré à l’intérieur du livre Fantômas par le « Roi du Crime ». Pour les surréalistes, le film Fantômas de Louis Feuillade (qui ne saurait être considéré comme un cinéaste surréaliste) exprime leurs principales préoccupations, « au travers notamment des thèmes de la mort et de l’amour, du fantôme, du masque et de l’identité6Véronique Monteilhet, « Fantômas à l’ombre des surréalistes », dans Henri Béhar (dir.), dossier « Le Cinéma des surréalistes », Mélusine, vol. XXIV, 2004, p. 58. ». La convocation de la figure emblématique de Fantômas confirme l’adhésion du livre collaboratif au courant de pensée surréaliste. Insolite, l’univers surréaliste est peuplé de fantômes et de créatures surnaturelles. Les textes dans Le Poids d’un oiseau mettent en scène un défilé de spectres, qui modifie notre manière de voir les dessins de Fini. Ainsi, « le revenant », « les fantômes savants » et « le fantôme de Lord Ruthermore » hantent le livre, tout entier construit autour de la disparition et de l’évanescence spectrale. Déjà, le titre annonce une opposition structurante – entre « poids » et « oiseau », entre « légèreté » et « lourdeur » – réitérée au fil des quinze récits. Le troisième conte, en amont duquel est inséré le premier dessin, reprend ce contraste dans le titre – « Le plomb dans l’aile » –, puis dans le récit où il est question d’une « violette » et d’un « sanglier ». Les récits « Le vent », « Le revenant » et « À la transparence » s’articulent tous trois autour d’un éloge de la spectralité, en ce qu’elle a d’invisible, d’évanescent et de puissant. Les fantômes, également, ont la faculté de défier le temps humain ; une fois le corps disparu, ils reviennent sur leurs pas, s’évaporent, passent et recommencent. Cette négation d’un temps linéaire est rejouée par l’absence de pagination dans Le Poids d’un oiseau. Dans Surrealist Ghostliness, Katharine Conley remarque que « surrealist time flies the way a bird does : with swoops and halts, soaring and gliding speedily with fits and starts ; it does not follow the intervals typical of a Western clock7Katharine Conley, Surrealist Ghostliness, Nebraska, University of Nebraska Press, 2013, p. 13. ». L’oiseau convoqué dans le titre du livre incarne à la fois l’apesanteur fantomatique et l’inconstance du temps surréaliste.
Un dispositif texte/image sur le mode du simulacre
Le dispositif texte-image dans Le Poids d’un oiseau tient du simulacre, puisqu’il se donne à lire et à voir, de prime abord, comme un héritage de la tradition du livre illustré telle qu’en vogue au XIXe siècle. Le lecteur-spectateur pressé verra probablement les dessins de Fini comme une illustration des personnages littéraires de Deharme. En s’attardant plus longuement au dispositif qui ordonne l’agencement des textes et des images, il est intéressant de remarquer que les dessins sont tous placés sur la page de gauche, précédant ainsi le début du récit sur la page de droite, sauf dans une occurrence. Le deuxième dessin est positionné sur la belle page, à la fin du récit « Le plomb dans l’aile ». Cette anomalie dans le dispositif remet en cause la simplicité du rapport entre lecture et spectature : la femme dessinée représente-t-elle le personnage féminin du conte « Le plomb dans l’aile » ou « La Négresse » du récit qui suit ? Le lecteur-spectateur ne peut plus simplement associer le dessin au récit qui le suit, bien que le textuel et le visuel se répondent par quelques échos thématiques. De plus, l’unité esthétique qui unit les cinq dessins laisse croire qu’il s’agit de la même femme, représentée dans différentes positions. Dès lors, l’hypothèse de l’illustration est mise à mal, et le rapport texte-image doit être envisagé autrement. Si les cinq dessins représentent une même figure féminine, cette dernière devient emblématique du parcours à travers l’œuvre. L’avènement (ou l’événement) des images au fil du texte impose un arrêt dans la lecture, intervient dans le rythme, bien qu’elles ne modifient pas la compréhension du texte. Si les images intriguent, elles ne dérangent pas l’activité du lecteur.
Dans le dernier récit, « La dame à la harpe », le personnage féminin obéit à un mouvement continuel vers l’avant : « Modeste partit sur les grandes routes qui sillonnent le monde, comme les lignes de la main » ; « la Dame à la Harpe avait les pieds en sang » et « la rose, c’est naturel, s’engagea sur un chemin couvert d’épines ». Ce mouvement se solde par la disparition de la femme, faisant écho à plusieurs scènes d’éclipse des personnages dans Le Poids d’un oiseau. En effet, la Dame à la Harpe dévore son propre corps et, « vers le matin, elle [a] complètement disparu. La rose, elle, pas folle, sèche tranquillement dans un livre que doit écrire prochainement un de nos futurs plus grands écrivains, en attendant de jours meilleurs. » L’excipit du livre évoque poétiquement la présence-absence qui fonde l’identité du spectre : à la fois disparu et étrangement réapparu. Le corps mangé de la femme (par cette même femme) ne peut être complètement dissout, et la rose ne peut être présente, dans un livre qui n’existe pas encore. Cette ambiguïté fantomatique, oscillation imperceptible entre présence et absence, est contenue dans l’action de « revenir ». La position de la femme dans le dernier dessin du livre évoque ce mouvement de retour en arrière, alors que son élan est orienté vers les pages précédentes. À l’instar des fantômes, la femme disparaît dans le texte avant de réapparaître, sous les traits d’une « revenante ». Cette dynamique de retour est essentielle tout au long du livre ; par exemple, dans le premier récit, la narratrice affirme qu’« il est grave de revenir en arrière, et [qu’]un [s]ien ami, parti de cette manière dans un train, ne revint jamais ». De même manière, la question du retour est essentielle lorsque la femme dans « Le plomb dans l’aile » se questionne : « Si je trouve une route, que ferai-je sinon revenir ? »
Dans Le Poids d’un oiseau, la femme dessinée semble hanter les pages du texte, revenante sillonnant l’espace du livre. La présence ténue des dessins, leurs lignes fébriles et interrompues, rejouent l’étrange transparence du fantôme. Dans le texte « Les femmes-fantômes du surréalisme », Georgiana M. M. Colvile soutient qu’historiquement, « un éternel féminin évanescent fait vibrer la poésie surréaliste8Georgiana M. M. Colvile, « Les femmes-fantômes du surréalisme », dans Emmanuel Rubio (dir.), L’entrée en surréalisme, Paris, Phénix Éditions, coll. « Les Pas Perdus », 2004, p. 156. ». Les propos de Georgiana M. M. Colville s’ajoutent à la critique de Marie-Claire Barnet concernant la posture fantomatique de Lise Deharme, décrivant la place « occulte » des femmes dans le mouvement surréaliste, éminemment masculin. Considérant l’engouement de Lise Deharme pour les reprises et les parodies, peut-être Le Poids d’un oiseau s’empare-t-il du mythe de la femme-fantôme surréaliste pour en travailler la matière. Comme la femme spectrale dessinée par Leonor Fini, la femme surréaliste brille par son absence transparente, promettant toujours un éventuel retour.
Références bibliographiques
Corpus primaire
- Deharme, Lise, Le Poids d’un oiseau, illustrations de Leonor Fini, Paris, Le Terrain vague, 1955.
Corpus critique
- Barnet, Marie-Claire, La femme cent sexes, ou les genres communicants : Deharme, Mansour, Prassinos, Bern-New York, Peter Lang, 1998.
- Barnet, Marie-Claire, « To Lise Deharme’s Lighthouse : Le Phare de Neuilly, a Forgotten Surrealist Review », French Studies, vol. 57, no 3, juillet 2003, p. 323-334.
- Borgue, Pierre, Leonor Fini ou le théâtre de l’imaginaire, Paris, Lettres Modernes, 1983.
- Colvile, Georgiana M. M., Scandaleusement d’elles : trente-quatre femmes surréalistes, Paris, Jean-Michel Place, 1999.
- Colvile, Georgiana M. M., « Les femmes-fantômes du surréalisme », dans Emmanuel Rubio (dir.), L’entrée en surréalisme, Paris, Phénix Éditions, coll. « Les Pas Perdus », 2004, p. 155-171.
- Conley, Katharine, Surrealist Ghostliness, Nebraska, University of Nebraska Press, 2013.
- Monteilhet, Véronique, « Fantômas à l’ombre des surréalistes », Mélusine, no XXIV (« Le Cinéma des surréalistes »), 2004, p. 57-68.
- Oberhuber, Andrea, « The Surrealist Book as a Cross-Border Space : The Experimentations of Lise Deharme and Gisèle Prassinos », Image and Narrative, vol. 12, no 3, 2011, p. 81-97.