Le Journal de Frida Kahlo : la matérialité de l’objet livre et son lien au vivant
Par Marine Noël & Andrea Oberhuber
Publication posthume d’un journal syncrétique
La publication posthume du Journal de Frida Kahlo1 a contribué à redynamiser la critique de l’art de la peintre mexicaine en même temps qu’elle a entériné le mythe d’une artiste qui ne peignait que « [s]a réalité » et non ses rêves2, comme elle se plaisait à formuler son indépendance esthétique pour privilégier son ancrage dans la tradition mexicaine populaire, plus précisément du folklore des femmes « tehuana »3. Rédigé entre 1944 et 1954, soit de ses trente-six ans à son décès, le journal de Kahlo (19074-1954, Fig. 1)Fig. 1, probablement la plus célèbre des femmes artistes associées souvent malgré elles au mouvement surréaliste, constitue une œuvre intime dont la lecture-spectature peut être perçue comme une « transgression5 » ou un « acte de voyeurisme6 ». Publié en fac-similé en 1994 par la maison d’édition La Vaca Independiente (Fig. 2 a, b, c)
Fig. 2 a, b, c, puis traduit en anglais et en français, l’ouvrage compte cent-soixante-et-une pages révélant l’usage de différents outils picturaux : crayons de couleur, encres et lavis, aquarelle, pastels gras et crayons Conté, gouache, collage7. S’y côtoient de près, tantôt sur la même page, tantôt sur la double page voire sur une série de pages, textes manuscrits et diverses images (peintures, dessins, schémas, etc.) interrogeant la pratique diaristique de l’artiste mexicaine qui avait été déclarée « surréaliste » par André Breton8. Selon Alfonso de Toro, Le Journal de Frida Kahlo est à la fois « transpictural » et « transmédial » : en s’affranchissant des frontières artistiques et médiatiques, l’objet livresque deviendrait une nouvelle fonctionnalité du corps défectueux de la diariste, tel une prothèse9. Kahlo note, écrit, dessine, peint, consigne certaines idées politiques ou esthétiques, des mythes et des symboles, son amour pour Diego de la Rivera, relate et commente la souffrance physique d’un corps rompu (Fig. 3)
Fig. 3. La peintre entretient, en effet, un rapport « poético-esthétique10 » à l’écriture du moi, c’est-à-dire un rapport par le biais duquel les entrées diaristiques et les formes d’expression picturales dialoguent constamment et ne reculent pas devant le montage de différents dispositifs texte/image11. Il en résulte un objet vivant, à la matérialité singulière en ce qui concerne l’usage du papier comme surface remodelée, texturisée, plurielle, bref intermédiale12
Fig. 4– proche d’une conception palimpseste (Fig. 4) – et où les mots émergent du pictural, et vice versa. Le traçage des mots, des phrases et des poèmes, les dessins (automatiques), les aquarelles, les collages, les frises de bas de page griffonnées, les taches d’encre transformées, etc. explorent la matérialité d’une expérience du sensible pour parvenir à de « nouveaux modes de connaissance13 » de soi. N’est-ce pas le propre des écritures de l’intime14, comme le formule Françoise Tenant-Simonet ?
Des ratures et des taches
Au cœur d’une écriture manuscrite touffue, parfois difficile à décrypter, s’intègrent de nombreuses taches et ratures. Très présentes, elles captent le regard du lecteur, attestant à ses yeux l’authenticité du journal. Souvent, la faille et l’imprécision de l’écriture vont presque vers la négation d’un texte clair, concis et, surtout, lisible. La rature impose des pauses, des hésitations, des redites et suggère l’implicite (Fig. 5)Fig. 5, ce qui accentue la vitalité de ce que la peintre-diariste confie à son journal. La tache, quant à elle, provient souvent d’une page antérieure (Fig. 6)
Fig. 6, s’inscrivant dans un mouvement de répercussion et suscitant souvent les réflexions de la peintre sur la causalité. La mise en valeur de ces relations de cause à effet questionnent, par analogie, la création artistique : Kahlo offre des variations thématiques autour du même motif accidentel (JFK, 37-39, 42-43 ; Fig. 7, 8, 9).
Fig. 7, 8 et 9 En en soulignant les contours, en travaillant depuis celui-ci et rarement pour le masquer totalement, l’œuvre rappelle constamment la matérialité de la page ainsi que, sur un plan plus large, de l’objet livre, bien plus volume que simple support. Si la tache s’applique sur la surface intermédiale qu’est la page, elle est ensuite (re)travaillée pour prendre en volume et avoir une fonction symbolique. Traversé par cette tache circulaire centrale, le livre rappelle la blessure de l’artiste dont la colonne vertébrale a été brisée par une barre de métal dans un accident de bus et de tramway survenu le 17 septembre 1925. L’insistance de la tache ronde attribue au journal un caractère animé, comme pour souligner la chair de papier du support livresque. La page 41 est emblématique à cet égard : tache et corps féminin se réunissent pour tisser un lien entre souffrance du corps et altération du papier ; « Yo soy la desintegración » (« Je suis la désintégration », JFK, 41),
Fig. 10 lit-on au-dessus de la tête de celle qui se fait transpercer par une colonne antique en même temps que le corps se démembre (un pied, une main et une tête sont représentés en chute libre ; Fig. 10). La peintre lie intrinsèquement l’existence humaine et l’existence de l’objet qui subit lui aussi les aléas du temps et ses dommages. Gaëlle Hourdin et Modesta Suarez rappellent à ce sujet que dans le journal, « sujet et objet ne font plus qu’un », que « la voix poétique est tour à tour poète et modèle15 », permettant à Kahlo de faire valoir un ethos double de diariste et d’artiste visuelle.
L’auteure-artiste partage à plusieurs reprises ses points de vue sur ses pratiques picturales, faisant du journal un lieu de réflexion sur la création, ce qui suggère le rapprochement de l’ouvrage avec la forme du carnet d’artiste. Ainsi est-il question, par exemple, de son parti-pris esthétique pour la tache comme leitmotiv visuel : « Qui pourrait croire que les taches vivent et aident à vivre ? Encre, sang, odeur. Je ne sais quelle encre utiliser quelle empreinte veut survivre dans cette forme-là » (JFK, 47). Si Kahlo établit un rapport (affectif) entre les taches et les maux, elle les considère aussi comme des outils de survie ou des attaches au vivant. Elle leur attribue une faculté puisque le fait de tacher certaines pages de son journal semble l’« aid[er] à vivre ». L’artiste s’oppose à une vision qui ferait de l’erreur un geste parasitaire. Usant de l’expression « cette forme-là », elle soulève la question du support. Qu’en est-il de l’objet livresque qu’on ne ferme et qu’on n’ouvre peut-être plus jamais ? Traces du vivant, les taches désamorcent certains traits génériques du journal, voire son caractère « muséal ». Dans un article consacré aux natures mortes de l’artiste, Salomon Grimberg aborde son rapport aux objets inanimés :
In her biography of Frida Kahlo, Hayden Herrera addressed the importance of Kahlo’s still lifes : « She would probe the insides of fruits and flowers, the organs hidden beneath the wounded flesh, and the feelings hidden beneath stoic features ». Kahlo’s still lifes reconsider the function of humble objects ; she recognizes in them an identity to which only she is privy16.
À l’instar des sujets de natures mortes, le journal peut s’ouvrir, se garnir, et s’envisager comme un corps, une chair à laquelle le « je » seul a accès. Grimberg ajoute que le terme consacré de « nature morte » pour désigner la représentation d’objets immobiles est rejeté par l’artiste, comme l’indique le titre de l’une d’entre elles, In naturaleza viva (1952)17. La présence de l’inanimé dans l’œuvre kahlienne tend à mettre à distance la mort, soit par le symbole, soit par le travail de la matérialité même du support médiatique, en l’occurrence le journal.
Le livre, une « nature vivante »
On sait que l’usage de l’aquarelle détrempe le papier, le module, le gondole, lui confère un autre volume. L’eau entre comme une autre empreinte de la nature sur le livre et la reliure qui le garde fermé. Ainsi, l’ouvrage est oxygéné, gonflé par la présence d’un élément vital en son sein. Françoise Simonet-Tenant propose une différence générique intéressante entre mémoires et journal lorsqu’elle note : « Les mémorialistes sont du côté de la pétrification, les diaristes du mouvement18. » Dans le cas du Journal de Frida Kahlo, le mouvement prend effet non seulement par son appartenance irrévérencieuse au genre diaristique (écriture irrégulière, quasi-absence de datations, fonctions diverses du brouillon, du cahier d’ébauches et d’idées, d’adresse à des interlocuteurs réels), mais de manière encore plus singulière par les rapports texte-image et, à un autre niveau, par la diversité des outils et des couleurs utilisés et la prédominance de la peinture. Le « mouvement » du journal est exacerbé par le médium pictural. Bonne alchimiste, la diariste transforme la matière nue et neutre de l’objet livre pour en faire une œuvre composite. C’est donc tout naturellement qu’on y trouve une recette de peinture (JFK, 122), exposant la pratique kahlienne. On peut se demander si, outre cette recette, la diversité des couleurs utilisées au fil des pages ne serait pas, sur un mode implicite, des testeurs : selon cette logique, le journal serait alors le milieu pour accueillir une série d’épreuves et d’essais ; il s’apparenterait à un laboratoire, à un cahier d’ébauches de l’œuvre à développer en parallèle, ailleurs. La pratique diaristique serait un prétexte à l’expérimentation, expérience et expertise de la matière supplantant les fonctions biographiques ou autoréflexives du sujet écrivant son journal. N’est-ce pas ainsi que l’on peut expliquer la forme disparate et fragmentée des propos tenus – notes d’artiste, poèmes, anecdotes, recette, récits de rêve, écriture automatique, tentative mémorialiste inachevée –, de même que la variété des registres qui passent du tragique au comique, de la déclaration d’amour à des considérations politiques ? L’expérimentation picturale ne saurait se défaire dans le journal de l’hétérogénéité du récit de soi, qui motive de manière ludique l’usage de médiums divers, rappelant à ce sujet les propos d’Elza Adamowicz :
[…] le peintre s’aventure au-delà des formes verbales, leur répondant par un mouvement qui lui est propre, prolongeant ainsi l’esprit du texte – et non son sens – tout en poursuivant sa propre trajectoire picturale sur un plan incommensurable à celui du texte.19
Fig. 11La critique rappelle que le livre est souvent pensé d’un point de vue « logocentrique20 » dont la conception surréaliste du livre et de la collaboration interartistique cherche à s’affranchir. Ce rappel historico-esthétique important nous invite à penser le rapport texte-image du journal depuis la peinture qui y occupe une place majoritaire si l’on considère qu’elle envahit littéralement l’écrit, lui-même sujet d’un travail minutieux de coloriste, souvent parasité de petits dessins qui le complètent voire qui y remplacent des mots (Fig. 11).
Fig. 12 Le texte est bordé de traces d’aquarelle détrempée qui empiètent sur la page de l’écrit. Dans la perspective d’une perméabilité des pages du livre pénétrées par la peinture, on note aussi la finesse du papier du journal
Fig. 13et les effets de transparence qu’elle occasionne. Au verso des aquarelles, la peinture peut créer un fond à l’écrit, s’apparenter à une image fantôme : une silhouette féminine fait corps avec le texte, les mots s’y inscrivent, se posent sur l’image en transparence (JFK, 157 ; Fig. 12). Ou encore, le texte devient indissociable d’une marée de couleur (JFK, 160 ; Fig. 13). L’écrit ne peut en définitive se défaire de l’impact esthétique du choix de couleurs.
Fig. 14L’écriture manuscrite, non uniformisée, offre au texte des modulations et des nuances matérielles concrètes. Deux textes peuvent cohabiter l’un sur l’autre, écrits avec trois crayons de couleur différents (JFK, 104-105 ; Fig. 14)21. Prenons un autre exemple, celui du récit intitulé « Origen de las dos Fridas. / = Recuerdos » (« Origine des deux Fridas = Souvenir ; JFK, 82-83) où deux graphies sont superposées (Fig. 15)
Fig. 15 : la première version écrite (probablement) en stylo bleu est réécrite en brun, dans une calligraphie plus affirmée. Le récit de rêve revêt un caractère prophétique, en écho à la célèbre toile Les Deux Frida (1939 ; Fig. 16)22. La diariste note : « Por la O de PINZÓN entraba, y bajaba INTEMPESTIVAMENTE al interior de la tierra, donde « mi amiga imaginaria » me esperaba siempre23 ». Soulignée, l’expression « al interior de la tierra »
Fig. 16met en évidence le lien organique à la terre, la curiosité du « je » pour ce qui se trouve à l’intérieur des choses. On observe que le voyage de Frida enfant à l’intérieur de la terre anime la lettre « O » d’une fonction spatiale. L’écrit de cette devanture sollicite tout un imaginaire de l’enfance en permettant le déplacement. Le « O » n’est plus juste une lettre en deux dimensions sur une surface limitée : avant d’être associé au langage, il est, aux yeux de la petite fille de six ans, perçu comme une forme, une ouverture qui permet le passage vers une autre réalité ; les frontières entre diverses « réalités » paraissent perméables dans le rêve relaté. La forme circulaire vient à nouveau travailler l’imaginaire de la diariste et, par là, l’écriture du journal. Alors que plus haut, le cercle ou la tache ronde étaient synonymes d’une béance douloureuse, ici, la forme ronde est la porte d’entrée au bonheur de retrouver une « amie imaginaire » à l’intérieur de la terre. De petites taches d’encre bleue maculent la page de gauche (JFK, 82). L’une, un peu plus grosse, se situe presque au même endroit où est isolé, sur la page de droite, le « O » de PINZÓN. A-t-elle été ajoutée après la rédaction du souvenir « des deux Fridas » ? Était-elle là avant ? La diariste a-t-elle voulu créer un effet de parallélisme, voire de préfiguration d’une ouverture annoncée par la rondeur des taches bleues ? L’encre est un outil de hasard avec lequel Frida Kahlo joue régulièrement dans les pages de son journal. L’écriture manuscrite permet justement, contrairement à la typographie, de jouer avec les proportions, la duplication et la perspective. Le « O », à la fois lettre de l’alphabet et forme géométrique, constitue un leitmotiv graphique qui ponctue Le Journal de Frida Kahlo d’un bout à l’autre, jusqu’à devenir obsessionnel.
La dégradation
Si au début du journal, l’écriture investit l’espace de la page avec soin, respectant notamment ses marges latérales (JFK, 5-7), dans la deuxième moitié de l’œuvre, on assiste à une dégradation progressive de la graphie, du dessin et de la peinture perceptible à partir des pages 102-103 (sans qu’il soit possible de parler d’une rupture radicale située à cet endroit précis).Fig. 17 Le contraste entre la page de gauche (révélant une écriture claire et nette) et la belle page (les graphies s’y superposent de manière complexe et on constate que le style de la graphie est plus haché) est flagrant. La difficulté d’écrire devient manifeste aux pages 144-145, pour donner un autre exemple du déclin de la graphie. De manière générale, sur le plan pictural, les aquarelles et les dessins aux crayons de couleur, d’abord assez chargés de détails et de personnages et cumulant également les outils, se minimalisent graduellement. À partir des pages 140-141, l’image se raréfie. Une série de dessins au stylo à bille s’apparente davantage à des croquis négligemment jetés sur la page qu’à des dessins achevés, même s’il faut tenir compte de la liberté d’expression (sur le plan de la forme et du contenu) qu’accorde généralement le journal. Les images sont isolées dans la page blanche, tracées avec un même crayon ou relativement monochromes (des teintes de bleu et de noir prédominent). Sans la densité des pages précédentes, la fragilité et la finesse du papier est mise en valeur. Des esquisses d’animaux, à première vue des chiens, demeurent inachevées (JFK, 146-147), traduisant un geste d’abandon
Fig. 19. C’est le rapport au monde qui, peu à peu, semble se délier dans le livre : contenu et contenant se noient dans l’indifférence. L’usage de l’image dans le journal est un aménagement de l’espace du livre, d’abord bondé. Ce foisonnement de sujets et d’objets donne aux figurations du monde des allures de bestiaire et de fresque encyclopédique, notamment dans les aquarelles où abondent personnages, animaux, objets et symboles
Fig. 20. De Toro rappelle que le journal est un réseau grouillant de références picturales et mythologiques24. Il explique que « [l]a peinture de Kahlo […] n’est ni dialectique, ni synthétique, ni harmonisante, mais bien le résultat d’un type de travail transmédial, et donc hautement hybride25 ». Son étude du Journal suggère l’idée d’un livre caméléon, poreux, et tout cela sans synthèse, donc sans ordre ni convenance, mais plutôt selon l’anarchie du vivant et de la prolifération. La diariste formule une idée similaire en ces termes : « …nous nous dirigeons vers nous-mêmes à travers des millions d’êtres – pierres, être oiseaux, êtres étoiles, êtres microbes – sources de nous-mêmes26 ».
Plus on avance dans l’œuvre, plus la page se dénude, se simplifie. Si l’écriture, le dessin et la peinture se décomposent, devenant de plus en plus fragmentés dans le journal, ne faut-il s’interroger sur sa fonction communicationnelle ? Rédigé dans un temps où la maladie de l’artiste prédomine – il est amplement question de douleur –, le journal est sujet à ses aléas. La diariste tente de les retranscrire mais les pages deviennent de plus en plus illisibles. Par l’opacité occasionnelle du journal, la vitesse et le rythme du récit questionnent eux-mêmes le rapport du livre au vivant. Le temps du récit, incluant le fragment, l’ellipse, le contre-temps, s’accorde à l’expérience de la vulnérabilité du « je » dans le temps réel.
Passé présent
La lecture du journal est, en effet, soumise à un effet de présence : le simple fait qu’un lecteur-spectateur ait accès à cette œuvre syncrétique intime, où l’écriture se pose sans gêne et selon une organisation de la pensée faite pour soi et non pour autrui, participe à faire de la lecture-spectature non une expérience du passé mais celle d’un temps actuel, sans cesse rafraîchi par une nouvelle graphie, une nouvelle couleur, une manière différente de conjuguer le pictural et l’écrit. Si Philippe Lejeune insiste sur le caractère « tonique27 » du genre diaristique, Le Journal de Frida Kahlo est l’illustration emblématique de cette idée. Les entrées du journal, très peu datées, et la dominance du présent travaillent l’implicite d’un « aujourd’hui » qui n’achève plus. Dans une page où la diariste fait l’exercice de ses crayons de couleurFig. 21, on la suit dans son expérimentation de la couleur sur la page ainsi que des différentes couleurs en dialogue d’un paragraphe à l’autre. Le texte commence d’ailleurs au futur : « J’essaierai les crayons taillés vers le point infini qui regarde toujours devant » (JFK, 15). La peintre qui écrit induit une réflexion sur le livre à venir, elle positionne son écriture « toujours devant », c’est-à-dire dans un temps qui n’existe pas encore et sur lequel elle n’a pas encore de prise. C’est un temps de la prospection, combiné à celui de l’introspection. Kahlo ne retravaille pas vraiment des événements du passé au moyen d’un récit rétrospectif mais se positionne dans une démarche performative, livrée à l’aléatoire. Le genre du journal implique, selon Lejeune, le mouvement d’un « moteur à réaction28 ». À propos du caractère performatif du livre surréaliste et de la démarche collaborative, Elsa Adamowicz souligne le faire des artistes plutôt que le résultat :
[…] le livre surréaliste est un acte avant d’être un produit, une collaboration concrète, « une activité de l’esprit » avant d’être « un moyen d’expression », selon la formulation de Tzara. Aborder le livre sous l’angle d’un processus générateur, c’est donc constater que l’activité du peintre et du poète est performative29.
Il apparaît, à la lumière de ces deux textes critiques, qu’il y a une convergence du genre du journal et de l’écriture surréaliste vers l’idée de faire œuvre à deux, de faire « acte » de présence grâce au média du livre. Force est de constater que Le Journal de Frida Kahlo est travaillé tant par un rapport surréaliste à l’objet que par l’effet d’une présence « tonique » qui habite toute pratique diaristique. Carlos Fuentes va plus loin en affirmant que cet aspect est caractéristique de l’ensemble de l’œuvre kahlienne : « [Son art] … c’est une évaluation de soi, du devenir, du pas encore, jamais un accomplissement, toujours une approche, une recherche de la forme qui, une fois découverte, rejoint l’esthétique de Yeats que j’ai évoquée plus haut : « Tout est changé, totalement changé. Une beauté terrible est née »30 ».
Cette « beauté terrible » qui émane non seulement des pages du Journal de Frida Kahlo mais en effet aussi de nombre des tableaux réalisés durant les années fastes de sa création, soit la période 1930-1950, n’est-ce pas une autre manière de conjuguer textuellement et visuellement l’idéal de la beauté convulsive31 si chère à Breton et à ses amis surréalistes ? C’est par et dans le journal, œuvre hybride unique de l’artiste mexicaine, qu’elle consigne les dernières années de sa vie qui sont autant des années de création placées sous le double signe de l’expérimentation icono-textuelle et de l’intimité.
Références bibliographiques
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