Cerner le désir infiniment : Sur le champ d’Annie Le Brun et Toyen
Par Fannie Morin & Caroline Hogue
La matérialité du livre
Issu de la collaboration entre l’auteure Annie Le Brun et l’artiste visuelle Toyen, Sur le champ est un livre surréaliste de quarante pages, respectant un format moyen de 25 centimètres sur 16,5 centimètres. Aux quarante pages sur lesquelles cohabitent texte et collages s’ajoutent un justificatif de tirage — l’édition originale a été tirée en 900 exemplaires — et un achevé d’imprimé. Textes et collages ont été imprimés sur un papier buvard de couleur rose, matériau plus poreux que le papier régulier, rappelant la texture de la toile d’artiste.
Sur la première de couverture noire apparaît le titre en lettres roses ainsi que le nom d’Annie Le Brun, exclusivement. À l’intérieur du livre, sur la page titre, sont mentionnés les autres collaborateurs: Toyen, pour les six collages originaux en noir et blanc, et Radovan Ivsic, pour la rédaction de l’avis au lecteur. Cette même page nous indique que le livre a été publié à Paris en 1967 par les Éditions Surréalistes. Le court texte liminaire de Radovan Ivšić annonce, d’emblée, une préoccupation esthétique pour la typographie. Il déjoue les conventions d’écriture en scindant la phrase en deux segments mis entre chevrons français, séparés par un verbe écrit en lettres majuscules.
La première partie de l’œuvre, intitulée « De la cave des yeux », se veut une préface de Sur le champ, comme le signale Annie Le Brun dans la revue L’archibras 2. Le texte « De la cave des yeux » devait paraître quelques mois avant Sur le champ, dans le numéro de juin 1967 de L’archibras 2. À cause de délais dans le processus d’impression, la revue fut publiée en même temps que le livre, en octobre 19671Sebbag, Georges, Les éditions surréalistes 1926-1968, Paris, Éditions Mec, 1993, p. 152.. Excluant la préface, Sur le champ est divisé en douze chapitres — douze cernes — de longueurs différentes. Six des parties (2, 6, 8, 9, 11 et 12) sont accompagnées d’un collage de Toyen. On constate que les collages sont plutôt convoqués dans la deuxième moitié du livre.
La démarche collaborative
Originaire de Tchécoslovaquie, l’artiste Toyen est d’abord connue pour avoir cofondé le groupe surréaliste de Prague avec son ami, le peintre Štyrský. En 1947, elle s’exile à Paris, prend part au mouvement surréaliste et collabore avec plusieurs artistes, notamment Annie Le Brun et Radovan Ivšić. Devenues rapidement amies, Toyen et Le Brun s’engagent dans une démarche collaborative qui prend diverses formes; certains titres des tableaux de la peintre sont, par exemple, le résultat de discussions entre les deux femmes. Si Sur le champ est leur première collaboration officielle, 1967 et 1968 sont des années charnières, riches en créations communes. Cependant, ces publications conjointes restent difficiles à retracer; certaines sont sans titre, d’autres n’ont simplement pas été éditées à l’époque. L’un des plus significatifs points de rencontre entre Le Brun et Toyen est leur intérêt pour Sade. Elles ont, effectivement, toutes les deux contribué à la critique de son œuvre. Toyen a réalisé des illustrations pour Justine ou les malheurs de la Vertu, alors que Annie Le Brun a rédigé la préface complète des œuvres du marquis.
Qu’en est-il de l’auteur de l’avis au lecteur, soit le poète et dramaturge surréaliste croate Radovan Ivšić ? Ami des deux artistes, ce dernier publie, à la même date que Sur le champ, un recueil de poèmes en prose intitulé Le Puits dans la tour, accompagné de pointes sèches réalisées par Toyen. Cette œuvre, divisée elle aussi en douze parties, publiée à la même date, aux mêmes éditions que Sur le champ et illustrée par Toyen semble entretenir des liens étroits avec le livre d’Annie Le Brun. Il y a donc lieu d’envisager une collaboration à trois, entre Toyen, Le Brun et Ivšić, plutôt qu’à deux, comme le suggère Virginie Pouzet-Duzer2Virginie Pouzet-Duzer, « Le triangle du désir dans les livres d’Ivšić-Toyen-Le Brun», dans Andrea Oberhuber (dir.), « À belles mains : Livre surréaliste – Livre d’artiste », Mélusine, no XXXII, 2012, p. 167-175..
L’imaginaire surréaliste
Prenant part au mouvement surréaliste dès 1963, Annie Le Brun gravite autour du cercle après avoir rencontré André Breton. Si son ouvrage Sur le champ cadre tout à fait avec les préoccupations surréalistes, sa date de publication tardive l’exclut des années de gloire du mouvement. L’expression Sur le champ renvoie explicitement au désir qui anime chaque section de l’œuvre. D’emblée, l’adresse au vous utilisée par l’auteure tout au long du recueil semble se décliner en deux instances. Dans un premier temps, le vous renvoie probablement à un amant particulier à qui le je du texte s’adresse lors de récits d’ébats sexuels ou de discussions intellectuelles. Dans un second temps, le vous renvoie à la figure du lecteur, sans cesse interpelée, et à qui l’auteure s’adresse directement au fil du texte. Ainsi, dès l’incipit, le lecteur est projeté dans un espace littéraire où l’ambiance est à la révolte, à la polémique et au chaos : « L’ennui, jeté en chiffons pleins de craie, bâillonnait les bouches, ensevelissait les oreilles ; j’ai alors proposé un jeu de société très simple pour occuper la partie encore active de l’assemblé : “Violez les mères de famille, les vierges à la rigueur3Annie Le Brun. Sur le champ, illustrations de Toyen, Paris, Éditions Surréalistes, 1967, p. 7..” »
Les normes et les conventions sociales éclatent au profit d’une perversion du lecteur, afin de le sortir de son ennui en passant soit par l’intellect, soit par les émotions. Les valeurs traditionnelles ou bien pensantes s’effacent pour laisser place au désir incontrôlable qui l’emporte sur toute forme de raison ou de rationalité. Les douze cernes deviennent le lieu de l’expression de la passion amoureuse qui mêle extase sexuelle, douleur, plaisir et férocité. L’ouvrage renvoie au principe de plaisir de Sade ainsi qu’au concept du sadisme, où les instincts deviennent maîtres. Aux aspects sadiques de l’œuvre s’ajoute une réflexion sur la condition humaine qui met en lumière sa noirceur et son absurdité: l’existence humaine, vouée à la circularité, est dépourvue de but. À ce côté nihiliste s’ajoute également une réflexion sur le langage qui est perceptible notamment dans les nombreux jeux typographiques visibles dans certains cernes. La poésie devient le moyen de réfléchir le langage qui, à son tour, réfléchit la vie elle-même. D’ailleurs, la symbolique des cernes semble révéler une continuité postérieure et extérieure à l’œuvre. En effet, Le Brun conclut son texte ainsi : « [en majuscules dans le texte] Mes cernes n’ont pas fini de s’agrandir : c’est avec les yeux que je dévore le noir du monde4Ibid., p. 40. ». En fermant son recueil sur l’image des cernes, objets circulaires et symboliques du temps qui passe, le final pourrait renvoyer au vertige existentiel, à cette errance giratoire, mais d’une profondeur abyssale. Les cernes, qui ne s’arrêtent jamais, deviennent l’expression du monde vertigineux et du futur insondable. Enfin, Sur le champ invite et oblige le lecteur à revisiter ses modalités de lecture: il est libre de lire les cernes dans l’ordre qu’il souhaite; ils ne relèvent pas d’une construction chronologique. Les jeux typographiques et l’apostrophe du lecteur vont également l’impliquer dans le texte et interférer avec la façon dont il sera lu. Bref, Sur le champ d’Annie Le Brun et de Toyen vient jongler avec la plupart des grandes valeurs et caractéristiques associées à l’avant-garde surréaliste en convoquant les thèmes des jeux de langue et de mots, du désir et de l’érotisme, du futur, de la révolte et, enfin, de l’absurdité de l’existence.
Le dispositif texte-image : l’exemple du « Douzième cerne »
Le dernier chapitre du livre, accueillant le sixième collage de Toyen, est emblématique du dispositif texte-image autour duquel est organisé Sur le champ. Très simplement, le « Douzième cerne » obéit à l’ordre suivant: le titre, une page de texte, le collage, reproduit sur la page de droite, et une autre page de texte. L’image intervient au milieu du texte, interrompant une phrase en son milieu. Cette disposition évoque une intrication entre le texte et l’image plutôt qu’un rapport d’illustration ou d’explication: on lit le texte en même temps qu’on regarde l’image.
D’ailleurs, le lecteur-spectateur lit le texte de la même manière qu’il appréhende l’image. Le dernier collage de Toyen représente un corps de femme, capté à partir des genoux jusqu’au torse. Ce corps tronqué, sans pieds ni tête, est vêtu d’une gaine et arbore une position arquée, évoquant le mouvement sportif ou la jouissance. Une bête qui rappelle la chauve-souris — motif récurrent dans l’œuvre de Toyen — ouvre sa gueule ornée de dents acérées sur la cuisse de la femme, l’attaquant par-derrière. Son oreille, longue et pointue, passe entre les jambes de la femme. Les deux figures composant le collage, privées d’arrière-plan, semblent flotter dans le néant rose de la page. L’absence de contexte et le traitement en noir et blanc des images brouillent la compréhension du spectateur. L’image fournit des pistes, mais le spectateur ne peut qu’émettre des hypothèses, que le texte ne confirme ou n’infirme pas. Comme le collage, le texte fonctionne en assemblant des fragments, des idées et des images mentales. L’absence de noms, de lieux et de marqueurs temporels plonge le lecteur dans un univers sans repère, réitérant le vide qui entoure l’image. L’attitude de lecture est la même que celle de la spectature, confirmant un premier rapport de collusion entre l’image et le texte.
Les tenants du mouvement surréaliste ont souvent représenté des corps de femmes fragmentés ou amputés. La photographie Untitled de 1929, réalisée par Man Ray, représente aussi un buste de femme, mais cette fois-ci revêtu d’une robe brillante et transparente. La tradition surréaliste, majoritairement instituée par des hommes, a souvent représenté le corps de la femme désirée. Toyen et Annie Le Brun ont retourné ce cliché en représentant le corps de la femme désirante. Dans le « Douzième cerne », alors que le corps arqué de la femme rappelle la jouissance et que le membre de l’animal traverse, par-derrière, l’espace entre ses cuisses, le texte dit ce que l’image évoque : « Mon amant, vous aussi, vous ne me violez que parce que je suis passionnément consentante à ce que d’autres vies que la vôtre vivent de moi quand vous me pénétrez. »5Ibid., p. 38. Le texte et l’image fonctionnent ensemble pour exprimer les désirs inavouables de la femme. En ce sens, Annie Le Brun écrit que « les tabous n’existent pas pour être transgressés mais pour être DISSOUTS »6Ibid.. Le propre des femmes surréalistes serait peut-être, en quelque sorte, de dissoudre les tabous pour exprimer l’indicible. Le médium artistique utilisé par Toyen participe de cette idée: les collages viennent accentuer les contradictions sexuelles du texte en associant, par toutes sortes d’images hétéroclites et érotiques, le plaisir et le désir à l’expression d’une certaine douleur et du sadisme.
Références bibliographiques
Corpus primaire
- Le Brun, Annie, Sur le champ, Paris, Les Éditions Surréalistes, 1967.
Ouvrages et articles critiques
- Bartoli-Anglard, Véronique, Le Surréalisme, Paris, Éditions Nathan, 1989.
- Kapp, Volker, « Die Rhetorik des Fragmentarischen als Auseinandersetzung mit Grenzerfahrungen : Formen der Seelengespräche bei Annie Le Brun, Yves Bonnefoy, Marie Noël und Paul Claudel », dans Béatrice Jakobs et Volker Kapp (dir.), Seelengespräche, Berlin, Duncker & Humblot, 2008, p. 245-278.
- Matthews, J. H., « Surrealism in the Sixties », Contemporary Literature, vol. 11, no 2, printemps 1970, p. 226-242.
- Pouzet-Duzer, Virginie, « Le triangle du désir dans les livres d’Ivšić-Toyen-Le Brun», dans Andrea Oberhuber (dir.), « À belles mains : Livre surréaliste – Livre d’artiste », Mélusine, no XXXII, 2012, p. 167-175.
- Riese Hubert, Renée, « Annie Le Brun et Toyen, l’illustrateur des livres de Annie Le Brun », Obliques, nos 14-15, 1977, p. 174.
- Sebbag, Georges, Les Éditions surréalistes 1926-1968, Paris, Éditions Mec, 1993.
- Srp, Karen, Toyen : une femme surréaliste, Paris, Artha, 2002.