Mansour, Joyce, Carré blanc, illustrations de Pierre Alechinsky, Paris, le Soleil Noir, 1965.

Carré blanc : la rencontre de Joyce Mansour et de Pierre Alechinsky

Par Sarah-Jeanne Beauchamp Houde, Andrea Oberhuber & Charles Plet

Un recueil de poèmes augmentés d’eaux-fortes

Fig. 1 et 2Composé par Joyce Mansour en 1965, le recueil de poésie Carré blanc a été publié la même année chez l’éditeur (très marqué par le surréalisme) Le Soleil Noir (Fig. 1)1Joyce Mansour, Carré blanc, illustrations de Pierre Alechinsky, Paris, Le Soleil Noir, 1965.. Il a été tiré à 2 785 exemplaires (19,7 cm x 14,1 cm) : 2 455 sont imprimés sur papier vélin Edita Prioux et 250 constituent la suite « Club », qui offre en supplément une eau-forte de Mansour, signée par l’artiste. Les 80 exemplaires restants sont imprimés sur vélin d’Arches et présentés en emboîtage noir à fenêtre animée ; cette édition contient cinq eaux-fortes et deux aquatintes en deux couleurs de l’artiste Pierre Alechinsky (1927-) ainsi qu’un poème inédit de Mansour (Fig. 2).

S’il ne met pas en place au sein du livre un véritable dialogue entre poèmes et images, Pierre Alechinsky n’en produit pas moins une illustration placée en première de couverture. Fonctionnant comme un jeu de miroir avec le titre, le milieu de la page est occupé par un encadré blanc qui contient un dessin, lequel déborde sur la quatrième de couverture et sur le rabat de couleur orange : les extrémités de l’illustration, qui évoquent des rails sur lesquelles se meuvent deux personnages mystérieux et inquiétants, sortent en effet allègrement des limites imposées par le cadre. Un personnage (anthropomorphe) aux cheveux longs ouvre la bouche pour dévorer la cavité pointue d’une créature-monstre à la forme animale. Tous deux occupent l’espace central de l’encadré, mais celui de gauche (dont les traits sont plus volontiers assimilables au « féminin ») est coupé par le dos du livre et se termine sur la quatrième de couverture, investissant par là-même l’ensemble du support matériel. Sous le cadre est indiqué, en guise de signature, le nom de l’artiste visuel (dans une police de petite taille)2Notons qu’un second encadré blanc, orienté verticalement, croise le premier..

Suivent les pages d’usage : présentation du titre, liste des œuvres précédemment publiées par la même auteure et rappel des collaborateurs et de la maison d’édition. Par ailleurs, une dédicace toute en simplicité adressée au chef de file du mouvement surréaliste (« à ANDRÉ BRETON »), qui mourra en 1966 (soit moins d’un an plus tard), précède les premiers vers. L’hommage à Breton autorise dès l’orée du recueil à se poser la question de l’appartenance de la poétesse au groupe avant-gardiste3Certains poèmes du recueil sont dédiés à d’autres artistes surréalistes d’origines diverses : Matta, d’origine chilienne ; Ragnar Von Holten, d’origine suédoise ; André Pieyre de Mandiargues, d’origine française et Jorge Camacho, d’origine cubaine. Pour les affinités de Mansour avec le surréalisme, voir Marie-Francine Mansour, Une vie surréaliste : Joyce Mansour, complice d’André Breton, Chaintreaux, France-Empire Monde, 2014. – nous y reviendrons plus loin. Le cœur de l’ouvrage est constitué de trois parties (« Où le bât blesse » ; « L’heure érogène » et « Verres fumés »), qui contiennent respectivement 19, 32 et 33 poèmes de longueur variable. Mentionnons pour finir que la mise en page du recueil n’est pas homogène, certains poèmes étant disposés au centre de la page, alors que d’autres sont placés directement sous leur titre. Néanmoins, tous les poèmes possèdent leur espace propre : ils sont isolés sur leur(s) page(s) respective(s) et une page blanche fait office de barrière entre le titre des trois sections et la série de poèmes qui suit.

Des collaborateurs sous influence (surréaliste)

Fig. 3Joyce Mansour (1928-1986) est une auteure égyptienne née en Angleterre (Fig. 3)4La brève notice biographique inscrite sur le rabat rouge-orange de la couverture de Carré blanc présente l’auteure de manière cocasse : « Égyptienne, née en Angleterre, [Joyce Mansour] a séjourné en Égypte, vit en France. Spécialiste du saut en hauteur, elle a été championne de course à pied ».. Ayant grandi dans la société bourgeoise du Caire, ce n’est que lors de son deuxième mariage qu’elle adopte le français (langue maternelle de son mari) comme langue de création. Alors que la publication de son premier recueil de poésie (Cris, 1953) fait scandale dans la capitale égyptienne, la revue surréaliste Médium et, plus généralement, la critique parisienne ne tarde pas à saluer une « poésie débarrassée de tous les tabous5Paul Lombard, « Préface », dans Joyce Mansour, Œuvres complètes : prose et poésie, préface de Paul Lombard, Paris, Michel de Maule, 2014, p. 8. ». Auteure polyvalente, Mansour est auteure de textes (en prose, poétiques et théâtraux) marqués par l’étrangeté et dans lesquels « l’amour et la mort ; l’angoisse et le désir ; le plaisir et la souffrance fusionnent en une seule réalité dévorante6John Herbert Matthews, Joyce Mansour, Amsterdam, Rodopi, 1985, p. 8.   ». Les problématiques qu’elle décline dans ses écrits (et qui contribuent à faire de Carré blanc un recueil si attrayant) établissent une filiation directe entre la pensée de la poétesse et les valeurs surréalistes. En témoigne la place de la thématique sexuelle dans le recueil, qui est non seulement un moyen de circulation entre le connu et l’inconnu7À ce sujet, voir le premier chapitre de l’ouvrage de John Herbert Matthews « Rêve et révolte : la poésie », dans ibid., p. 10-39., mais aussi un vecteur de libération individuelle. En témoigne également l’investissement de ces « entre-deux » (entre littérature et art(s) ; entre culture occidentale et culture moyen-orientale8Voir le premier poème du recueil (« Aller et retour des paillettes »), dans lequel des allers-retours entre l’Orient, la Méditerranée, le Caucase et l’Europe sont évoqués par le sujet lyrique., révélé par la forte présence de la mythologie égyptienne dans l’imaginaire de l’auteure), volontiers investis par les acteurs du mouvement surréaliste. Notons toutefois que l’« étrange demoiselle9Mansour se désignait elle-même de cette manière. À ce propos, voir Marie-Laure Missir, Joyce Mansour. Une étrange demoiselle, Paris, Jean-Michel Place, 2005, p. 7. » ne semble jamais s’être soumise aveuglément et de manière exclusive au mouvement, bien qu’elle en ait partagé les principales idées : elle est en effet toujours restée « en marge », ce qui lui permet de conserver une forte indépendance artistique10« Si l’œuvre de Joyce Mansour trouve sa résonance dans cette seconde éclosion surréaliste, si elle y puise des affinités électives qui suivront un chemin semblable au sien, elle échappe aux prisons des écoles et des clans. Indépendante, paradoxale, fuyante, obscure, lumineuse, comme son écriture, elle était et demeure inclassable »  (Paul Lombard, « Préface », dans op. cit., p. 8-9)..

Dans la foulée de la publication de Cris, Joyce Mansour rencontre André Breton, avec qui elle entretient une relation amicale marquée par une réelle complicité : elle dépasse ainsi le rôle de muse pour lequel la plupart des femmes artistes surréalistes ont été pendant longtemps retenues par l’histoire littéraire. Par l’entreprise du chef de file, Mansour fait la connaissance d’artistes qui gravitent autour du groupe, ce qui donne lieu à des ouvrages réalisés en collaboration avec des artistes visuels (Jules César (1955) avec Hans Bellmer ; Ça (1970) avec Enrico Baj ; Carré blanc (1965) et Le Bleu des fonds (1968) avec Pierre Alechinsky). Artiste peintre et graveur belge, Pierre Alechinsky participe activement à la fondation et à la diffusion du groupe CoBrA : créé en 1948, celui-ci réunit des artistes de Copenhague, de Bruxelles et d’Amsterdam qui valorisent un art plus expérimental et provocant11Voir Willemijn Stokvis, CoBrA : la conquête de la spontanéité, Paris, Gallimard, 2001.. Ce n’est qu’après la dissolution du groupe (et bien que Breton et les membres de son groupe aient fait l’objet de critiques virulentes de la part de CoBrA) qu’Alechinsky part vivre à Paris et se rapproche des surréalistes. Outre les gravures réalisées pour les œuvres de Mansour, l’artiste belge participe à de nombreux projets collaboratifs, avec Michel Butor (Le Rêve de l’ammonite, 1975) et André Pieyre de Mandiargues (Les Portes de craie, 1989), pour ne citer qu’eux.

Il faut souligner que l’art oriental (la peinture chinoise et la calligraphie japonaise en particulier) constitue dès les années 1950 une influence majeure dans la démarche créatrice de Pierre Alechinsky12Voir Yves Peyré, Alechinsky : dessins de cinq décennies, Paris, Cabinet d’art graphique du centre Pompidou, 2004.. Les styles extrême-orientaux lui offrent en effet des possibilités nouvelles relatives aux choix de matériaux et contribuent à faire évoluer ses pratiques : l’artiste adopte ainsi, vers le début des années 1960, l’encre et la peinture acrylique comme substances de prédilection.

Un dialogue texte/image en cadavre exquis

Mansour et Alechinsky offrent au lecteur-spectateur (pour deux des trois tirages de Carré blanc, en tous les cas) une portion picturale qui déborde de la première de couverture. Et si les illustrations créées par l’artiste visuel ne se trouvent pas dans le recueil lui-même, mais dans un coffret à part, un dialogue intermédial (i.e. entre textes et images) peut néanmoins être repéré. Ainsi, l’eau-forte originale de Mansour qui fait partie de la série « Club » met en scène deux personnages représentés de profil, rappelant la symbolique hiéroglyphique et faisant écho aux nombreuses références moyennes-orientales qui saturent l’espace des poèmes13Soit au Caire, à Rhoda (« Funéraire comme une attente de vie ») ou encore aux pyramides (« La porte de la nuit est fermée à clef »). Notons que les références géographiques et culturelles ne se limitent pas aux trois exemples cités, mais sont présentes dans la quasi-totalité des poèmes.. Les deux figures sont reliées par une troisième entité à travers une forme mystérieuse (serait-ce une jambe humaine ?), qui rappelle le réseau de relations et d’échanges qu’entretiennent entre elles la culture d’accueil et la culture d’origine, relations transposées dans l’univers poétique de Mansour à travers une série de références multiculturelles. D’un poème à l’autre, en effet, il peut être question de « [l]’arabe en moi [qui] grelotte sur chaque marche de chair » (poème « Sonne n’écoute personne n’écoute per »), de Paris, Notre-Dame, Londres, la Tamise et de « [l]a Femme orientale du récit » (« Au-delà de la houle »). Notons par ailleurs que l’hybridité se fait non seulement sur le plan culturel, mais aussi sur le plan linguistique puisqu’il y a plusieurs traces de la langue anglaise dans les poèmes14Le poème « Dans l’obscurité à gauche », dans lequel on peut lire : « Adieu au revoir c’est fini good-bye », est un exemple emblématique de l’entre-deux linguistique de certains poèmes du recueil..

Fig. 4Le dernier tirage du recueil (80 exemplaires) regroupe cinq eaux-fortes gravées par Alechinsky (Fig. 4), qui ne traitent pas explicitement du thème de la variabilité et de la mixité culturelles, comme c’est le cas des poèmes de Mansour. Néanmoins, le mélange (qui frise la surcharge visuelle) dans un même livre objet des eaux-fortes de l’artiste belge et des poèmes de Mansour contribue au rapprochement inconscient par le lecteur-spectateur des images et des textes. En effet, il semblerait que ce soit à travers l’assemblage de formes a priori non complémentaires (voire contradictoires) que le recueil Carré blanc parvient à s’extirper des contraintes lectorales (autrement dit la logique de la lecture linéaire) imposées par la tradition. Le lecteur-spectateur perçoit dans les gravures des superpositions de visages, de parties de corps, de formes géométriques parfois colorées, de lignes qui tournent sur elles-mêmes et de taches formant des illustrations au résultat inattendu. De la même manière, Mansour construit ses poèmes en alignant bout à bout des vers dont l’enchaînement surprend tant par le choix des mots qui les constituent que par la force évocatrice des images obtenues15« Raie mauve / Nouille de crayon / Folie du rêve / Cela n’a vraiment rien à voir avec l’amour / Une raie de crayon / Je te mordrai au milieu / […] » (poème « Lettre à une brute »).  : on pourrait d’ailleurs voir à l’œuvre dans ses poèmes, comme l’a souligné J. H. Matthews16« Comme dans les cas classiques du cadavre exquis, l’énoncé grammatical impeccable garde la forme de la communication rationnelle, tout en faisant place à l’imagination » : John Herbert Matthews, op. cit., p. 39., le jeu du cadavre exquis, véritable moteur de création pour les surréalistes. Ainsi, l’accumulation obtenue tant sur le plan lyrique que graphique force le lecteur-spectateur à quitter sa posture passive et faire jouer ses ressources imaginatives.

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Fig. 5Le recueil Carré blanc, s’il ne fait pas état d’échanges entre poèmes et images à même l’espace de la page (ou de la double page), établit néanmoins un système de relations globales avec les eaux-fortes ajoutées aux derniers tirages, faisant de l’ouvrage un véritable livre-objet. Les thématiques problématiques abordées par Mansour dans son œuvre poétique (la quête de liberté et la quête identitaire), « surréalistement » résolues à travers l’occupation d’un entre-deux multiple (Occident/Orient ; Éros/Thanatos ; désir/souffrance ; français/anglais), trouvent des échos dans l’eau-forte (ajoutée à l’édition originale (Fig. 5) et contenant l’autographe de l’écrivaine) ainsi que dans celles d’Alechinsky ; ce qui crée, au bout du compte, un dialogue cohérent et signifiant. L’entre-deux s’avère ainsi, on le voit, une notion féconde pour penser la poétique mansourienne : « Mansour semble inclassable dans un système d’oppositions binaires, car ces écrits eux-mêmes entretiennent le flou, la troisième dimension, l’érosion des clichés manichéens17Marie-Claire Barnet, La femme cent sexes, ou les genres communicants : Deharme, Mansour, Prassinos, Berlin, Peter Lang, 1998, p. 49. ». Et cette « pluralité », ce « don d’ubiquité » et cette « imprévisib[ilité]18Ibid. » privilégiés par la poétesse et romancière ne seraient-elles pas l’explication du peu de voix critiques qui se sont penchées sur son œuvre ?

Références bibliographiques

Corpus primaire

  • Mansour, Joyce, Carré blanc, illustrations de Pierre Alechinsky, Paris, Le Soleil Noir, 1965.
  • Mansour, Joyce, Œuvres complètes : prose et poésie, préface de Paul Lombard, Paris, Michel de Maule, 2014.

Corpus critique

  • Barnet, Marie-Claire, La femme cent sexes, ou les genres communicants : Deharme, Mansour, Prassinos, Berlin, Peter Lang, 1998.
  • Lombard, Paul, « Préface », dans Joyce Mansour, Œuvres complètes : prose et poésie, préface de Paul Lombard, Paris, Michel de Maule, 2014.
  • Matthews, John Herbert, Joyce Mansour, Amsterdam, Rodopi, 1985.
  • Missir, Marie-Laure, Joyce Mansour. Une étrange demoiselle, Paris, Jean-Michel Place, 2005.
  • Mansour, Marie-Francine, Une vie surréaliste : Joyce Mansour, complice d’André Breton, Chaintreaux, France-Empire Monde, 2014.
  • Peyré, Yves, Alechinsky : dessins de cinq décennies, Paris, Cabinet d’art graphique du centre Pompidou, 2004.
  • Stokvis, Willemijn, CoBrA : la conquête de la spontanéité, Paris, Gallimard, 2001.