Sorts de la lueur de Valentine Penrose : magie du Verbe poétique
Par Charles Plet & Andrea Oberhuber
Un recueil de poésie augmenté d’un frontispice de Wolfgang Paalen
Fig. 1Tiré à seulement 70 exemplaires, tous sur papier Normandy Vellum1, justifié, avec une couverture rempliée orange (Fig. 1), le recueil Sorts de la lueur de Valentine Penrose (1898-1978) est publié en février 1937 chez l’imprimeur et éditeur des surréalistes G. L. M. (Guy Lévis Mano). Dans l’édition originale, numérotée à la main de 1 à 70, cet in-8o en feuilles est accompagné d’un frontispice du peintre surréaliste Wolfgang Paalen
Fig. 2 (d’origine viennoise, s’étant établi à Paris en 1929 avant de s’exiler à Mexico en 1939 où il vivait avec Alice Rahon en côtoyant le couple Frida Kahlo/Diego de Rivera). Sorts de la lueur est précédé, dans la même maison, par Le Nouveau Candide2, œuvre en prose de Penrose d’inspiration automatique ; il sera suivi, quelques mois plus tard, par son recueil de poèmes d’amour intitulé sobrement Poèmes (1937). Non paginée, l’œuvre à l’étude est composée de 12 pages et constitue le dix-neuvième cahier de la collection « Repères ». Le format du livre, relativement petit, est de 25 x 19,5 cm. Le recueil s’ouvre sur une page qui mentionne, en haut, la collection et, en bas, l’éditeur, l’adresse de la maison ainsi que la date de publication. Au centre de la page suivante sont inscrits le nom de la poète et le titre, suivis de la mention « avec un dessin de P A A L E N3 » (Fig. 2).
La deuxième double page introduit face-à-face le frontispice – un dessin à la plume – et la page d’ouverture du recueil poétique. Entre le titre de la plaquette, placé en haut au milieu de la page, et le premier quatrain du poème, un espace blanc de quelques lignes offre une plage de silence propice à la rêverie du lecteur. Son imagination est stimulée par le choix du titre à consonance surréaliste qui, à travers le rapprochement syntaxique inattendu de deux mots (sorts de la lueur), rappelle la quête surréaliste de stupéfiantes images poétiques. C’est en effet l’écart sémantique qui est censé produire l’illumination… magique. Le titre de l’œuvre de Penrose se révèle d’emblée négation du langage utilitaire et exaltation de l’association libre. Métaphore de l’ensemble du recueil, placé lui-même sous le signe du « rêve », de « l’aurore » et de la « lune4 » – termes ponctuant les premières pages –, le titre enchante par la vision magique du monde qu’il fait surgir dans l’esprit du lecteur : l’ambiguïté sémantique (et phonique5) du mot « sort », qui signifie à la fois l’effet magique nuisible occasionné par l’acte de sorcellerie, la destinée6 mais aussi le hasard, rapproché du mot « lueur » (entendu comme « faible lumière » ou comme la manifestation soudaine et fugitive d’un objet), établit un lien avec la magie. Et, puisqu’« à la magie préside le principe d’analogie7 », on comprend mieux le titre donné à son recueil par Valentine Penrose et qu’il fonctionne selon le principe analogique. À l’instar de la pratique magique, le titre joue donc avec le fugitif, l’invisible, le transparent ; aussi l’énonciation fugace, par le lecteur, des termes énigmatiques peut-elle être assimilée au pouvoir performatif d’un sort maléfique. Par ailleurs, en tant qu’ils sont les premiers mots (lus ou entendus par le lecteur), leur assemblage défiant la raison évoque l’écriture automatique, dont le recueil est inspiré et que Breton désigne dans le Premier Manifeste du surréalisme (1924) comme des « secrets de l’art magique surréaliste8 ».
Fig. 3D’inspiration automatique lui aussi, le dessin de Paalen (Fig. 3) ne contribue en rien à orienter la compréhension des suites poétiques divisées en trois mouvements plus ou moins égaux. Introduisant sur un fond blanc un homme à tête de diamant (nous pensons spontanément à la toile L’Homme emblématique peinte en 1939 par André Masson, fig. 4)
Fig. 4 et une femme à la chevelure longue, l’image équivoque dans laquelle les deux personnages se tiennent en déséquilibre, tout en étant rattachés à un socle en forme de diamant, fait naître l’interrogation. Notons au passage que ce dessin a une fonction semblable à celui réalisé quelques mois auparavant pour Le Nouveau Candide : dessiné lui aussi à la plume, il ne doit pas non plus être appréhendé comme en relation exclusive avec le texte qui lui fait face. Le lecteur peut en effet se reporter à n’importe quel moment de sa lecture au frontispice, et cela non pas d’abord afin d’enrichir sa compréhension logique (et donc non intuitive) de l’œuvre, mais plutôt pour sentir la puissance des images poétiques et émotives qui parsèment le recueil d’un bout à l’autre.
Le dessin en noir et blanc préfigure certaines antinomies surréalistes que l’on retrouvera dans les trois poèmes nettement séparés par un point noir (•9) mais qui ont des rapports de continuité et d’intelligibilité évidents : mentionnons en particulier l’antinomie opacité/transparence (la tête transparente de l’homme opposée aux cheveux – et au visage mi-voilé – opaques de la femme) qui renvoie elle-même aux antinomies solide/liquide et dur/mou chères aux surréalistes.
La collaboration « automatique » entre Penrose et Paalen
Le Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs (1982) note que Valentine Penrose, bien que mariée pendant plus de dix années avec l’animateur du groupe surréaliste britannique Roland Penrose10, est « de nationalité et d’expression françaises », de même qu’elle est « un poète dont l’importance dépasse grandement la notoriété11 ». Même constat dans le récent Dictionnaire des féministes (2017) qui rappelle que « comme pour de nombreuses femmes liées au mouvement surréaliste, l’œuvre de Valentine Penrose souffre encore aujourd’hui d’une certaine méconnaissance. Pourtant, son talent et son travail, combinés à sa soif incessante de liberté, d’indépendance et d’anticonformisme, font d’elle une des plus grandes poétesses du XXe siècle12 ». Se rapprochant du groupe surréaliste dès 1925, à l’instar d’autres auteures telles Lise Deharme, Gisèle Prassinos ou encore Claude Cahun, Valentine Penrose fait montre d’une audace poétique qu’apprécient les surréalistes, et tout particulièrement Paul Éluard qui loue son écriture dans deux préfaces séparées de plus de quinze ans (Herbe à la lune en 1935 ; Dons des féminines13 en 1951).
Les deux collaborations artistiques entreprises par Valentine Penrose et Wolfgang Paalen surviennent dans les mois qui suivent l’entrée officielle du peintre autrichien dans le Surréalisme – il venait de quitter le groupe radicalement abstrait et d’obédience géométrique « Abstraction-Création ». Dans les deux cas, Paalen participe à la création des œuvres en produisant un frontispice qui n’a pas pour fonction de procurer au texte une quelconque matière « décorative ». Au contraire, le mouvement engagé par ses dessins est éminemment dialectique : alors que le frontispice du Nouveau Candide prépare (et précipite) la rencontre inopinée d’éléments distincts au centre de la page, poussant à la surréalité14, le dessin de Sorts de la lueur met en image la tentative de dépassement des antinomies opacité/transparence ; il engage le lecteur-spectateur dans une attitude de traversée des apparences. En ce sens, à travers le raisonnement analogique qu’ils proposent, les dessins d’inspiration automatique de Paalen participent à libérer notre imagination et à nous (main)tenir dans un état de conscience ouvert à la fulgurance des images poétiques – oniriques dans le cas du Nouveau Candide ; amoureuses dans le cas de Sorts de la lueur.
La brève « fusion systématique des pensées15 » de Valentine Penrose et de Wolfgang Paalen, entre 1936 et 1937, se termine avec Sorts de la lueur. Néanmoins, la collaboration de Penrose avec d’autres artistes visuels se prolongera jusqu’à son ultime recueil poétique, Les Magies (1972)16, dont les exemplaires de tête contiennent une lithographie en couleurs signée de Miró.
Imaginaire surréaliste et érotisme au féminin
À propos de l’intense activité poétique de Penrose au cours de l’année 1937, Georgiana M. M. Colvile évoque « l’écriture féminine érotique et passionnée17 » des deux plaquettes publiées, Sorts de la lueur et Poèmes. Rappelons que ces recueils de poèmes d’amour furent rédigés suite à la liaison amoureuse entre Valentine Penrose et Alice Rahon-Paalen en 1936, lors du voyage qu’avaient fait les deux femmes en Inde18. Sur la relation Penrose-Paalen, Colvile montre de manière convaincante qu’un dialogue amoureux versifié s’instaure de manière durable entre les deux poètes19. La rencontre amoureuse ouvre ainsi la voie à l’avènement d’un désir fluide, qui s’exprime, dans Sorts de la lueur, à travers un flot de métaphores aquatiques qui structurent l’ensemble des trois poèmes20 : il suffit, pour s’en convaincre, de placer côte-à-côte la deuxième et l’avant-dernière strophe, qui confrontent, d’un côté, l’émotion d’un amour (re)vécu et, de l’autre, la nostalgie découlant de l’absence de l’être aimé qualifié de « belle engloutie » :
Au bout du pont de fer voici les féminines
se glissant en pistils dans les veines de dieu
la plus blanche attelée à la mare est restée
béante du troupeau léger sans rien tâcher[…]
La coupe le croissant les dauphins du
ciel blanc
aimer il faisait beau aimer il faisait jour
sous le ciel morte amour changé de ta
lisman
belle engloutie de bleu joyeux et disparu
tes santals ont séché dans leurs voyelles
d’eau.
Le démembrement langagier s’intensifie au fil du recueil, faisant succéder à la relative fluidité initiale la brisure définitive des mots ; et, loin de symboliser l’extinction du désir du sujet lyrique, ce déraillement n’est en réalité que le contrecoup poétique de la perte physique de l’aimée. De la même manière, au (participe) présent21 de l’amour consommé succède les temps du passé placés sous le signe de la mort :
aimer il faisait beau aimer il faisait jour
sous le ciel morte amour changé de ta
lisman […]
tes santals ont séché dans leurs voyelles
d’eau
Car, si le sujet lyrique joue avec une certaine opacité, provoquant chez le lecteur l’impression de l’énigmatique, on peut tout de même entrevoir dans ces trois poèmes un mouvement descendant, qui voit l’oiseau en vol au-dessus des mers se métamorphoser en volatile des grottes (« l’oiseau tourne à la proue » ; « O MA tourterelle / allée se poser / dans les cavernes d’andrinoples »), et l’aimée (vivante) des « surfaces fleuries » se transformer en noyée « engloutie » (« ton cœur dansant aux îles de jupons / aussi d’oiseaux » ; « belle engloutie de bleu joyeux et disparu »). Si la première partie de Sorts de la lueur semble donc bel et bien être la réactivation lyrique de la relation amoureuse avec l’aimée, et la dernière partie, la reconnaissance d’un amour définitivement perdu22, le poème central du recueil constitue le moment de bascule qui enclenche le sentiment de perte. À la liberté et à la fluidité du voyage extérieur (en mer ou dans les bois, c’est-à-dire, paradoxalement, en soi-même) se substitue une « rentrée » à l’intérieur de la maison familiale, lieu par excellence dédié au féminin où la femme-mère se sacrifie pour ses enfants :
ELLES PARLENT les mères avec de
telles voix d’argentportées dans les épis pour ne pas toucher
terre
retrouver le parfum dans la maison rentrée
aux murs des odeurs d’araignée et de
poupée
des enfants tout en bas des yeux y
peuvent jouer.
Et, alors qu’à la fin du poème le sujet lyrique présente ses adieux à celle qui n’est (presque) plus en lien (physique) avec le monde végétal
adieu dans mon beau carrosse
le décor s’en va des chênesLa reine gît contente sur la table
froids de très loin sont perdus les feuillages
chez elle sous ses yeux la folle sans ramages,
deux vers revenant tel un fugace leitmotiv évoquent le souvenir d’un passé amoureux en commun qui se perd : « Sur un lit de bois sur un lit de camp / voici mai mon amour ».
À propos du lien entre le sujet aimé et les différents règnes (animal, végétal, minéral), signalons que la figure de la femme aimée est chargée, tout au long du recueil, d’un imaginaire aquatique lié étroitement à un vocabulaire floral (« Le vent prenant aux cheveux les fuseaux / les narcisses / ton cœur dansant aux îles de jupons / aussi d’oiseaux »). C’est que, dans Sorts de la lueur, les éléments aquatiques et terrestres prédominent – rappelons que dans son Langage des fleurs, Bataille réaffirme le « lien natif23 » des fleurs avec la terre. Pour autant, l’élément aérien est loin d’être négligé par Penrose : en témoignent les multiples métaphores célestes, fruits du mouvement ascendant de l’esprit (amoureux) qui idéalise son objet : « avec ta bouche de planète du soir d’her / be couchée […] / Dormons sur le bois et les monts drapés / […] les rideaux de lune où bouge l’aimée ».
La thématique de la femme-fleur, qui revient avec insistance chez les poètes surréalistes, notamment dans les années de gloire du mouvement, est ici privilégiée par un « je » lyrique qui sertit les figures des amantes d’éléments érotiques diffus naissant d’une écriture « branch[ée] […] sur l’inconscient24 ». C’est de cette manière qu’il faut entendre « les féminines se glissant en pistils dans les veines de dieu » – rappelons que le pistil est l’organe femelle des plantes à fleurs –, ou encore l’insistance portée par le sujet poétique sur la bouche-fleur de l’aimée, qu’il appelle à s’ouvrir (tels les pétales à la lueur de l’aube) pour des raisons mystérieusement érotiques : « ouvre la bouche / ma fleur pour ne pas chanter ». Les images poétiques empruntées aux règnes animal, végétal et minéral se confondent, se complètent et, par-là, ordonnent le cadre fantasmatique de l’être aimant, qui, confronté à l’absence irréductible de l’être aimé, ne peut faire (re)vivre son désir qu’à travers le rêve : « C’est toi la vierge de la pierre dite / tes crins éparpillés servent ton centre / étroit » ; « à la colline à la rosée tu es restée / cependant qu’en rêve il devenait de plus / en plus impossible de fleurir ». Au vocabulaire floral vient d’ailleurs se greffer celui des bois (au sens de forêt), redoublant les affinités mystérieuses entre la femme et le végétal que l’on retrouve dans l’œuvre de nombreux surréalistes, à commencer par celle de Breton lui-même25. Ainsi lit-on dans Sorts de la leur : « Pourtant si fière que possible ma mar / guerite / tu ne vaux pas l’arbre aux yeux d’amadou / la belle de mon bois magnifique attardée ». « Univers équivoque, […] qui signifie la vie intérieure et psychique de l’homme26 », la forêt est, à l’instar de la mer et du miroir que la poétesse invoque presque simultanément27, plongée en soi-même : elle permet à la conscience (ici amoureuse) d’atteindre un degré de perception qui s’accroît avec la fulgurance des images. À cet égard, la dernière strophe du premier poème est emblématique parce qu’elle révèle, à travers la conciliation des contraires (l’animé et l’inanimé), l’émotion amoureuse vécue de manière totale :
Telle tu brilles ondules ma dorée d’osiers
je tiens ta main de dalle et de palais mouillé
[…]
forêt de mes épées sous signe entier tu dors
sous arbre total j’aime.
Catherine Mavrikakis évoque l’aptitude penrosienne pour « assemble[r] mythes, contes, légendes, philosophies orientales, images, textes, […]28 ». Si dans Sorts de la lueur aucune référence explicite ne renvoie à une figure mythique en particulier, l’assemblage de mythèmes dispersés tout au long du recueil et se rapportant à la figure d’Ophélie (son rapport à la lune, les fleurs qui l’entourent, sa chevelure, sa robe telle un voile, sa folie, sa mort par noyade29) ou aux sirènes marines (leur chevelure, leur pouvoir de séduction par le chant30), permet de mettre au jour un processus (diffus) de mythification du sujet aimé : cependant, il ne faut pas voir dans les poèmes de Valentine Penrose l’exaltation exclusive de la liquidité. S’il est clair que le thème ophélien de la femme-fleur en rapport étroit avec la liquidité est contenu tout au long du recueil, Penrose lui oppose constamment son antinomie : la pétrification, ou à une moindre échelle l’opacité. En font foi les multiples références au bois, qui, outre la forêt, rappellent la solidité de la matière première. En témoigne aussi l’antinomie animé-inanimé, soulevée par la métaphore de l’aimée en « vierge de pierre » à la « main de dalle et de palais mouillé ». La transparence (dont la lueur constitue le phénomène typique, car, faible lumière, elle est à la fois visible et invisible) s’oppose ainsi constamment à l’opacité ; et, en ce sens, il est significatif que l’eau renvoie au thème du miroir, qui lui-même appelle à sa suite le thème de la forêt : antinomiques, la forêt et la mer deviennent finalement complémentaires. La réunion des contraires est accomplie grâce à la magie poétique.
Dans son dessin, Wolfgang Paalen s’applique lui aussi à cette conciliation des contraires, chère à Valentine Penrose et, plus généralement, à l’ensemble du groupe surréaliste. En effet, il est remarquable que l’homme transparent à la tête de diamant (ou de cristal) soit accouplé à une femme à demi-voilée et aux cheveux à la fois ondulant (comme l’eau) et opacifiant (comme le bois).
Cristallisation et transparence
Si la création de Paalen se limite à un frontispice à la plume, celui-ci ne doit pas être négligé dans ce qui se veut une pleine « collaboration » entre la poète et l’artiste visuel. N’ayant pas été réalisé dans le simple but de paraphraser visuellement un aspect thématique du recueil, le dessin du peintre propose au contraire une allégorie de l’ensemble de l’œuvre, un cadre (triangulaire) énigmatique, « dont le mystère est irréductible et dont la vérité n’est saisissable que sur le mode de l’interrogation31 ». Fig. 5Interrogation lumineuse, cependant, car, à y regarder de plus près – c’est-à-dire en joignant à notre regard « quelque savoir issu de la conscience intellectuelle32 » –, on s’aperçoit que l’image signifie l’idéalisation par l’amant de la femme aimée qu’il attire vers lui grâce à un diamant aimant (Fig. 5). Cette force d’attraction entre deux êtres est traduite, dans la poésie d’amour de Penrose, par de nombreuses métaphores érotiques, supports de la pensée analogique. Car l’emploi du diamant rappelle sans doute le processus amoureux de la cristallisation mis en lumière par Stendhal et analysé par Benjamin Péret dans sa célèbre Anthologie de l’amour sublime (1956). La comparaison par Henri Beyle de la découverte de l’être aimé au phénomène naturel entrevu dans les mines de sel de Salzbourg33 trouve d’ailleurs quelque écho dans le premier poème de Penrose : « Telle tu brilles ondules ma dorée d’osiers34 ». Il serait néanmoins vain de tenter le repérage, dans Sorts de la lueur, d’éléments métaphoriques qui viseraient la retranscription poétique complète du phénomène stendhalien. Fruit de l’imagination du peintre, la mise en dessin de diamants pluriels – trois diamants apparaissent : l’un remplace la partie supérieure de la tête de l’homme ; le deuxième est placé tout en bas du dessin ; le dernier est tenu par l’homme, qui regarde la femme à travers le cristal, révélant le processus de cristallisation –, marque certes la cristallisation de la femme aimée permise par la transparence du cristal, mais aussi la pesanteur de l’obstacle qui existe entre l’amant et l’amante (souvenons-nous que l’une des propriétés du cristal est sa dureté). En cela, le frontispice de Paalen ne manque pas d’être en osmose avec les poèmes ; car, après tout, l’obstacle (transparent) que représente le cristal dans le dessin ne fait-il pas écho, dans le recueil, à l’obstacle (douloureux) qui jalonne la quête de l’être aimé : son absence ?
Si « la réalité est l’absence apparente de contradiction » et que « le merveilleux, c’est la contradiction qui apparaît dans le réel35 », les antinomies dont regorge l’œuvre collaborative de Penrose et de Paalen (dur/mou, solide/liquide, transparence/opacité, présence/absence) et qui peuvent être réconciliées par le cristal36 signalent le désir des créateurs qui consiste à entraîner l’amour vécu par les amant.e.s dans l’univers du merveilleux. La passion amoureuse dont est empreinte la poésie de Valentine Penrose, subversive car contraire à l’amour raisonnable, ne se révèle-t-elle pas surréaliste par essence du fait de la « jouissance des images » qu’elle fait naître : « Les fleurs crient dans la bouche / si douces pour se venger » ?
Références bibliographiques
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