Deharme, Lise, Le Tablier blanc, illustrations de Joan Miró, Alès, PAB, 1958.

Le Tablier blanc de Lise Deharme : un livre « nain »

Par Andrea Oberhuber & Alexis Du Tertre

Un format hors du commun

Ouvrage poétique au tirage très limité – il est publié en deux séries de 25 et 50 exemplaires chacune pour un total de 75 –, Le Tablier blanc de Lise Deharme (1898-1980)1, par son format carré de petite taille (5 x 5 cm) et son nombre de pages (douze au total, non numérotées), détonne dans le paysage des livres surréalistes. C’est un objet insolite, considéré dans le langage des milieux de l’édition et des bibliothécaires comme un livre « nain ». Il est agrémenté de deux gravures du peintre catalan Joan Miró, fidèle collaborateur des surréalistes dans les années 1930-50 si l’on pense à Enfances (Georges Hugnet, 1933), au magnifique album À toute épreuve (Paul Éluard, 1947) et à Parler seul (Tristan Tzara, 1951). Le nom de Miró figure par ailleurs sur la couverture, en lettres majuscules (comme celui de la poète), juste en dessous du titre, ce qui confère à l’artiste le rôle d’un véritable partenaire dans la conception de ce « petit » livre nullement commenté par la critique littéraire. Les images renvoient expressément à l’univers poétique esquissé par Deharme en quelques vers qui font apparaître une scène étrangement bucolique : un oiseau, des flocons de neige, des moutons, un edelweiss et une dame sont évoqués par de rapides touches comme si les mots retraçaient les contours d’un tableau champêtre que la poète aurait eu en tête ou comme si l’écriture tentait de se remémorer les images d’un rêve évanescent.

Un poème et deux gravures

Placée sur la page de gauche, faisant face au titre du poème, la première gravure2, signée de la main de l’artiste3, est de couleur verdâtre et de forme irrégulière. Le frontispice introduit deux figures dont il sera question dans le poème : un oiseau filiforme en plein vol et au bec grand ouvert comme pour attraper des insectes dessine une ligne horizontale ; celle-ci est croisée au milieu par ce qui pourrait être la dame en robe de bal évoquée dans les derniers vers du poème. La seconde image, réduite à des formes encore plus élémentaires que la première, semble reprendre, à travers des taches blanches sur fond noir, à la fois des flocons de neige, un edelweiss et des moutons dont les regards s’élèvent au ciel.

Empreint d’un imaginaire postromantique ou, à la limite, d’un surréalisme « light », le poème de Lise Deharme se contente d’être suggestif. Il s’ouvre sur un oiseau qui, du point de vue de moutons qui passent, perd ses plumes et commence à geler en même temps que des flocons de neige tombent du ciel et qu’une dame s’apprête à aller au bal. Divisé en huit strophes, le texte se joue en quelque sorte de la syntaxe habituelle en procédant à une ponctuation inhabituelle et à un emploi de la majuscule irrégulier au début d’une nouvelle entité. Le tout impose un rythme de lecture particulier guidé seulement par deux virgules et deux points. Proche de la comptine pour enfants et riche en similitudes avec les œuvres antérieures de Deharme – pensons aux poèmes du Cœur de Pic4 –, ce bref poème se lit comme suit :

Lorsque l’oiseau
perdit ses plumes,
la neige se mit à
tomber

Il y avait des
flocons dans toutes
les directions

Les moutons qui
passaient l’edelweiss
regardaient vers le
ciel

et virent des
choses qu’ils ne
dirent pas.

Seul l’oiseau gelait
dans les airs

l’oiseau,
et une dame très
pâle habillée comme
pour aller au bal.

Le Tablier blanc fut publié aux éditions P.A.B à Alès en février 1958 par l’éditeur Pierre-André Benoit, également peintre, graveur et poète. Spécialisé dans le livre d’artiste et proche du mouvement surréaliste, ce collectionneur bibliophilique nous a légué une importante collection de plus de 400 livres « nains » avec des textes et des illustrations d’acteurs avant-gardistes importants tels Tzara, Éluard, Alechinsky, Breton, Picabia, Duchamp, Crevel, Artaud, Satie, Paulhan, mais également de poètes comme Valéry, Claudel et Jouhandeau.

Mystérieux voire énigmatique, Le Tablier blanc (objet de cuisine immaculé mais dont il n’est jamais question dans le texte ni dans les images) occupe une place à part dans l’œuvre deharmienne des années 1950 qui, de manière générale, semblent davantage propices à l’écriture romanesque (Ève la Blonde, 1952 ; Farouche à quatre feuilles, 1954 ; Le Château de l’horloge, 1955 ; La Comtesse Soir, 1957) ainsi qu’à la préparation de la publication du journal, Les Années perdues (1961), de l’auteure y ayant consigné ses observations sur la Seconde Guerre mondiale et la période de l’après-guerre (1939-1949).

Références bibliographiques

Corpus primaire

  • Deharme, Lise, Le Tablier blanc, illustré de deux gravures par Joan Miró, Alès, PAB, 1958.

Corpus critique

  • Barnet, Marie-Claire, Les femmes cent sexes ou les genres communicants, Berlin, Peter Lang, 1998.
  • Chadwick, Whitney (dir.), Mirror Images: Women, Surrealism and Self-Representation, Cambridge et Londres, MIT Press, 1998.
  • Colvile, Georgiana, « Lise Deharme », Scandaleusement d’elles : trente-quatre femmes surréalistes, Paris, Jean-Michel Place, 1999, p. 82-85.
  • Oberhuber, Andrea, « Claude Cahun, Marcel Moore, Lise Deharme and the Surrealist Book », History of Photography, vol. 31, no 1, 2007, p. 40-56.
  • Oberhuber, Andrea, « Le Cœur de Pic de Lise Deharme et Claude Cahun : album pour enfants ou recueil poïétique surréaliste ? », <https://lisaf.org/project/deharme-lise-coeur-de-pic-2/>.
  • Rosemont, Penelope (dir.), Surrealist Women. An International Anthology, Texas, University of Texas Press, 1998.